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Après avoir persuadé avec peine sa femme de se réfugier chez sa mère, il se retrouva seul dans sa demeure. Lui, falaise de granit, avait pleuré telle une baleine à bosse en la quittant, écartelé entre l'envie d'annuler l'opération et celle d'en finir avec ce massacre. Quant à elle, elle ne voulait pas s'enfuir, le laisser là, esseulé et sans défense. Oui, elle avait cette intime impression de l'abandonner, pleinement consciente qu'il n'était rien d'autre que la vache qu'on éventre pour permettre au reste du troupeau de traverser une rivière criblée de piranhas.

Quand le taxi l'avait emmenée, il savait qu'il l'aimait vraiment. Aussi, au départ de la voiture jaune, il s'était imprégné du plus loin qu'il pouvait de son visage. Puis elle avait disparu à l'angle de la rue, les deux mains sur la vitre arrière…

Tête baissée, yeux gonflés, il rentra et s'enferma chez lui. Il fallait que tout parût réel, naturel, y compris les portes closes.

Bien entendu, pas de surveillance, pas de voitures de police, pas de micros, juste un agneau contre une meute de loups. Bien que psychologiquement préparé au fait que le collectionneur de jambes tenterait de le tuer, il ne pouvait empêcher à son cœur de flancher ainsi qu'à sa peur, une peur crue et franche, de le polluer. Oui, la mort l'effrayait, et pourtant il la côtoyait tous les jours. Mais là, il s'agissait de lui, de son existence.

N'ayant jamais négligé les aspects du sacré, il changea le chargeur de son arme, rangeant religieusement chacune des balles cuivrées à l'intérieur du barillet. Fine gâchette, il n'avait pas encore eu à tirer ailleurs que sur des silhouettes en carton ou des pneus de voiture, mais cette nuit, aurait-il d'autres choix que d'ôter la vie ? Il monta se coucher. Froide et immensément vide, la chambre se laissait pourtant languissamment bercer par la lumière dorée du perchoir de Pierrot. Il ferma la porte, mais pas à clé. Allongé tel un cadavre dans un caveau, il était fin prêt…

4

Oh oui, Sam avait dévoré le petit écran ! Et plutôt deux fois qu'une ! Il avait même goûté à la panique, bien étrange sensation dont la saveur lui avait échappé depuis des lustres.

Comment ces bons à rien avaient-ils pu savoir pour la Guyane ?

Peu importait, place à la riposte, libre court à l'action ! Il rassembla quatre de ses éléments, sachant pertinemment que deux y laisseraient leur peau au cours de la nuit. Mais ces appâts étaient nécessaires pour leurrer en bonne et due forme cette fouine d'inspecteur. Lionel avait insisté pour participer, mais Sam ne se serait jamais permis de le perdre. Pas lui, son meilleur élément, son ami, son frère. Celui qui remplaçait Warren, celui qui savait encore le faire rire.

Yvan, dont les pupilles restaient constamment en fente même en plein jour, prendrait la tête de la patrouille, intensément réjoui à l'idée d'ajouter un célèbre inspecteur à son tableau de chasse.

— Écoutez-moi bien. Cette mission est très spéciale. Nous avons à faire à quelqu'un de très fort, un coriace. David et Jean, vous faites comme d'habitude. Vous entrez, vous le tuez. Je ne pense pas que sa femme soit encore dans la maison, dans ce cas, vous vous mettez à deux dessus. S'il dort réellement, ce que je ne crois pas, et bien mettez-lui deux pavés dans la tête pour le prix d'un ! Yvan et Simon, vous attendez en bas. Quoi qu'il arrive, vous ne bougez pas, bien cachés. Si l'inspecteur descend, vous le tuez par surprise. David, Jean, je dois vous dire : vous allez peut-être y rester ! Et j'avoue que cela me ferait mal au cœur ! Alors soyez forts et intelligents ! Vous êtes les seuls responsables de votre destin. Servez-vous de toutes vos qualités, que lui ne possède pas. Jean, utilise ton ouïe, David, ta souplesse, ta facilité à te déplacer. Vivacité et prudence ! Vous êtes plus costauds que lui, vous devez l'avoir, même s'il est armé ! Départ à 2 h 00 du matin. Bon courage !

5

Quelques jours plus tôt, Warren fut transféré, comme promis, dans un hôpital spécialisé. Son cas avait rapidement intéressé d'éminents spécialistes. La façon dont ils lui trituraient la cervelle le rangeait dans le clan des souris de laboratoire, mais il avait accepté d'être leur cobaye, pour peu qu'il pût retrouver sa famille le plus tôt possible.

Dès les premières nuits, son comportement sema un trouble vaseux dans le laboratoire. Après un départ laborieux — il n'arrivait pas à dormir la nuit et somnolait la journée, plongeant les chercheurs dans un état de hargne absolue —, un sommeil propre l'emporta enfin. Jambes croisées, tapotant du stylo sur le coin de la table, les blouses blanches s'installèrent, avachies telles des crêpes bretonnes en attendant que le miracle se produisît. Et il arriva. Dans un premier temps, l'aiguille de l'encéphalogramme sortit de son axe, puis zébra le papier millimétré aux fines lignes rouges parallèles à la manière de l'épée de Zorro.

— Bon sang, réveillez-vous, regardez-ça !

Les médecins de l'âme s'éjectèrent de leur somnolence, baillant et découvrant tous leurs plombages du fond. Le réveil fut brusque. De derrière le plexiglas, ils voyaient clairement que le blanc des yeux de Warren avait disparu, laissant place à des pupilles dilatées à l'extrême. Dans le milieu de son iris, on devinait une deuxième couleur, plus en forme de fente celle-là, comme si une autre pupille s'était dessinée au centre de la première. Une caméra, nichée dans le coin de la salle capitonnée, filmait la scène. Droit comme un caveau, bouche fermée et regard tendu, Warren s'éjecta de sa couche. Il se mit alors à longer la vitre, les poings pulsants et les yeux accrochés au visage de ceux qui l'observaient. Il voulait les dévorer à distance, leur fichant une telle frousse d'adolescent que certains s'éloignèrent de la vitre pour détourner ce regard insoutenable.

Il allait, venait, allait, venait, tête toujours fixée vers le même objectif : la chair humaine. Sa langue pointue tournoyait tout autour de sa bouche à demi ouverte, générant une écume discrète et animale qui se rangeait à la commissure de ses lèvres. Le tracé parfaitement régulier de son cœur contrastait avec une activité cérébrale hors norme. Parfois il jaillissait, se cognant la tête contre la vitre incassable et exhibant fièrement ses incisives. Après avoir tourné comme cela pendant une bonne heure, il partit se recoucher. Exactement vingt secondes plus tard, l'enregistrement redevint linéaire et sans vie.

Les courbes partaient en analyse chez des spécialistes du sommeil, des cadors du comportement ainsi que les as de l'analyse cérébrale. En résumé, l'activité ne pouvait être celle d'un humain, on dépassait les échelles établies par la médecine depuis plus de deux cents ans. Frais comme un gardon, il émergeait finalement le matin, ne se rappelant absolument de rien. Découvrant avec effroi ce qu'il était devenu, il finit par remercier le Seigneur d'être claquemuré ici.

La nuit suivante, pour vérifier ses dires, on plaça divers aliments sur le sol : une côtelette, une pomme golden, du pain de campagne et un rongeur mort. C'est lui-même qui avait insisté pour que l'on ajoutât l'animal, tirant l'expérience jusqu'à l'extrême. Il avait juste demandé à ce qu'on le nettoyât et qu'on lui rasât les poils, parce qu'avoir pareille pourriture dans les intestins le dégoûtait.

Plongé dans son état de somnolence, il ne s'intéressa qu'à la souris, qui en définitive ressemblait plutôt à une chauve-souris sans ailes. Telle une bête, il l'avait d'abord reniflée, se penchant sur le sol sans la ramasser, puis l'avait saisie par la queue du bout des dents pour l'engloutir d'un trait, sans même prendre le soin de la mâcher. Il s'était finalement occupé du morceau de viande, l'avait rongé jusqu'à l'os, et était allé se recoucher, n'omettant pas de se laver les mains dans le lavabo chimique en plastique.