Il leur tendit deux cachets de quinine. Neil le goba directement, l'inspecteur l'avala accompagné d'une gorgée d'eau. Oubliez de prendre ce cachet en temps et en heure, vous vous retrouvez alors tremblotant jusqu'à la fin de votre vie, rongé par la malaria.
Les deux métropolitains tendirent leur hamac entre deux troncs d'arbres, tandis que les guides se grillaient une cigarette, assis à l'indienne autour du feu qui flamboyait avec hargne.
L'obscurité absolue s'était déployée, et des crépitements s'élevaient pour illuminer brièvement la flore au visage spectral qui les surveillait de ses yeux d'émeraude. La solide branche plia légèrement quand l'inspecteur s'enfourna dans son hamac, qui se referma sur lui comme une araignée sur un criquet. Dans celui d'à côté, on aurait dit qu'une boule de bowling s'était installée, compacte, mais c'était simplement Neil.
Cassé en deux dans le morceau de tissu qui lui servait de lit, le policier interrogea son voisin.
— Alors, vous pensez que demain nous aurons nos réponses ?
— Il faut l'espérer. Mais ne vous attendez pas à ce qu'ils vous donnent l'adresse de l'homme blanc !
— Non, bien sûr. Mais j'en sais rien moi, un nom, une description, un endroit où chercher ! Ce serait toujours ça de pris ! Il se mit les mains en croix sur le buste, puis soupira. J'en ai marre de ce pays de merde ! Il fait quarante degrés dans la journée, et on est gelé la nuit !
— Non, en fait, il ne fait pas froid… Mais c'est cette humidité, partout présente ! Une vraie pourriture !
— J'en ai plein les bottes, j'ai le dos en bouillie et les pieds en sang !! Quel pays de chiotte ! Manquerait plus qu'on se fasse dévorer par un tigre ou mordre par ces saletés de fourmis plus grosses que mon poing ! Il passa la tête hors de sa couche et dirigea la torche en direction du sol. Non mais regardez-moi cette taille !! Je comprends pourquoi on ne peut pas dormir par terre ici !
Quatre fourmis d'une longueur démesurée transportaient une coquille d'escargot trouée, devançant une traînarde qui transbahutait une tête de cafard. L'inspecteur lança un coup d'œil circulaire avant de se replonger dans son nid, apeuré.
— Ça me fout les boules tout ça ! On est si peu ici ! se plaignit-il, vérifiant le cran de sûreté de son revolver. Dire qu'il faudra repartir après tout ça !!
— Je sais bien, mais si au moins on a la réponse, ça ira mieux… Par contre si on n'a rien…
Ils se turent. Le bref silence qui s'était établi autour du camp fut très rapidement perturbé par les marasmes des espèces qui grouillaient sur le sol ainsi que dans les airs. La fatigue eut vite raison d'eux…
Ils ne rencontrèrent le premier mong qu'aux alentours de 13 h 00 le lendemain. La troupe s'était déplacée un peu plus au nord, et heureusement, ces deux guides étaient de véritables boussoles. Personne ne connaissait ce langage, à part Neil qui avait dû se préparer les jours avant leur départ. Ce type possédait réellement un don, si bien qu'il s'aventura en tête et se fit aisément comprendre de la sentinelle, qui avait vu en lui une sorte demi-dieu. Pour la première fois de sa vie, sa taille réduite avait été son plus gros avantage. Ils se firent mener au sein de la tribu, et là-bas, Neil fut surnommé « petit-blanc-aux-mains-de-géant. »
— Ils nous ont acceptés ? s'interrogea l'inspecteur, pas très rassuré de se voir entouré de nains armés de lances.
— Oui, ils nous invitent à rencontrer leur chef. Suivons-les, mais restons sur nos gardes. Et surtout, pas de gestes malencontreux, je n'ai pas envie de goûter à ces lames !
— Vous avez vu autour de leur cou, toutes ces oreilles ? marmonna l'inspecteur.
— Oui, des appendices d'animaux. Regardez, il y en a un qui a des oreilles de tigre. Les dires du bouquin ont l'air de se confirmer. Espérons que nous allons pouvoir passer une nuit ici. J'ai envie de voir cela de mes yeux !
Les quatre explorateurs se virent offrir le même type de collier en cadeau de bienvenue. Neil prit les devants en expliquant qu'ils étaient venus dans un but pacifique, et qu'ils souhaitaient bénéficier de leur hospitalité avant de poursuivre leur périple. Ils furent installés dans des huttes de bambous, loin d'être des palaces mais incomparablement plus confortables que ces brise-dos que sont les hamacs.
La nuit s'invita enfin. Conviés auprès d'un grand feu qui n'éclairait que des visages albinos rangés en un gigantesque cercle, ils s'enfoncèrent dans une ambiance rythmée par les rites cabalistiques et la magie noire. Nus et en transe, drogués par d'obscures substances, d'endiablés danseurs piétinaient des braises sans même se brûler, agitant des tibias d'animaux en guise de bâton et égorgeant des iguanes pour se gaver de leur sang. Les aventuriers, urbanisés jusqu'à leur dernière cellule et peu habitués à assister à pareille bestialité, étaient morts de peur. Un gros pull de laine enroulait les épaules de Neil, les deux guides étaient collés l'un à l'autre comme un couple de tourterelles, et Sharko tremblait telle une feuille.
— Re… regardez leurs yeux, chuchota-t-il à l'oreille de son voisin.
Neil éprouva des difficultés à répondre.
— J… j'ai vu… Celui-là, il n'a plus de pupille… et… et lui, deux longues fentes, comme des yeux de chat…
Il s'enfonça de plus belle dans son lainage. Le chef, au visage maquillé d'un blanc qui lui donnait l'air d'un macchabée, blasphéma d'incompréhensibles propos, sur quoi tous brandirent leur lance vers le ciel en hurlant.
— Qu… Qu'est-ce qu'il a dit ?
— J'ai rien compris… Regardez, ce groupe s'en va !!
Trois des danseurs s'enfoncèrent dans la cambrousse, même pas armés et nus comme des vers, tandis que des remplaçants se mirent à leur place au milieu du grand cercle humain pour assurer ce si particulier spectacle.
— Où… Que croyez-vous qu'ils sont partis faire ?
Neil se pencha vers lui.
— Chasser !! Ils sont partis chasser, tuer des animaux, comme c'est raconté dans les histoires du livre !
— Vous l'avez sur vous, le livre ?
— Il est dans mon sac, dans la cabane. Ça n'est certainement pas le moment de leur montrer maintenant, mieux vaut attendre le jour…
Une heure plus tard, les chasseurs furent de retour.
— Sacré bon sang ! Regardez-moi ça ! murmura l'inspecteur.
— Oui ! Impressionnant !!
Maculés de sang, ils réapparurent, comme enfantés par la jungle. Le plus trapu du trio, celui qui transportait un crocodile au crâne enfoncé sur le dos, avait la joue entaillée. Un autre surgit derrière, deux macaques sous les bras, suivi par le troisième, qui portait un anaconda autour du cou. La bête de cent cinquante kilos ne semblait pas lui causer de soucis, elle avait la mâchoire écartée en deux. On leur fit honneur, ils se glissèrent à proximité du feu, puis lancèrent leurs trophées sur le sol. La trentaine d'individus se rua alors sur le labeur de la chasse. Accroupis comme des bêtes, ils se mirent à dévorer la chair fraîche sans s'aider de leurs mains. Moult barrissements, hennissements, coassements et grognements s'élevaient jusqu'à la cime des arbres, provoquant la panique des deux guides.
Avec la ferme conviction d'être tombés au milieu d'un bal de vampires, ils s'effacèrent au fond de la hutte, main dans la main et écroulés de peur. Plombés par la curiosité, Sharko et Neil ne bronchèrent pas, ignorés par les carnassiers qui se goinfraient tant de peau que de tripes. Tout y passa. Les poils, les os, la graisse, les muscles. Une fois rassasiés, ils s'installèrent comme au début en cercle, et la fête, nourrie d'incantations et de vaudou, continua jusqu'à l'aube, sur quoi ils partirent tous se coucher.