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Comme les prédécesseurs, Romuald y était resté, mais au moins, ils avaient été vengés…

6

Samedi matin, l'aube discrète osa enfin se montrer. Neil et l'inspecteur, tout comme les deux guides d'ailleurs, n'avaient pas réussi à trouver le sommeil. Ils avaient eu trop peur de ne jamais se réveiller ou de se retrouver allégés d'un bras. La chaleur guyanaise s'était langoureusement installée, lourde et étouffante. Sur la terre rouge, à l'extérieur des cabanes, aucun adulte, juste un tas d'os mal entassés au pied d'un mont de bois carbonisé. Des enfants s'amusaient à tuer des singes à l'aide de leurs sarbacanes, et de temps en temps, des ouistitis s'écrasaient sur le sol, empoisonnés par une fléchette. Neil n'avait pas l'air dans son assiette.

— Qu'est-ce qui se passe, mon vieux, mal dormi ?

— Ces saletés de moustiques m'ont bouffé à sang, regardez-ça !! J'en suis couvert !

Il lui montra son dos, dardé d'espèces de minuscules volcans incandescents.

— En effet, vous êtes bien arrangé ! Mais… Je pense à quelque chose… Merde ! Hier, vous avez pris votre quinine ?

Il se gratta la tête, et ses yeux s'agrandirent autant que sa bouche diminua.

— Non !! Merde j'ai oublié !!

— Moi aussi !! Les guides, ils nous l'ont pas donnée !! Y'a plus qu'à espérer qu'on ne s'est pas chopé le paludisme !!

Ils se précipitèrent dans la hutte des accompagnateurs, qui fumaient du haschisch à grande dose.

— Bonjour, monsieur…

— Bonjour les gars ! La quinine, hier on a oublié de la prendre !

Ils se regardèrent l'air idiot, puis le plus livide des deux fouilla dans son sac. Les cachets étaient bien là.

— Oh ! Prenez-le maintenant ! Il… il ne faut jamais oublier normalement… C'est, c'est avec tout ce qui s'est passé ici ! On a oublié, nous aussi ! Vous… vous avez été piqué par des moustiques ?

— Juste ici, dans le cou. Mais Neil, lui, ressemble à une passoire. Vous… vous croyez…

— Une chance sur trois d'être contaminé, lança celui qui avait les yeux embrasés.

— Merde !! Espérons qu'il est passé au travers.

Il ressortit, deux cachets à la main, et en tendit un à Neil qui le goba sans réfléchir. Le nain avait les yeux rivés sur le chef, assis à l'entrée de sa hutte. Il le désigna du doigt.

— Il est là-bas. Je crois que nous devons aller le voir maintenant, avec le livre. Et après, on s'arrache de ce fichu patelin ! J'ai pas envie de crever ici !!

Sharko acquiesça. Ils repassèrent par leur cabane, avant de se placer accroupis de chaque côté du vieil homme à la peau de sel. Lorsque Neil lui plaça le livre sous le nez, l'expression de ses yeux moins hagards prouva qu'il avait reconnu l'ouvrage.

En embrassant la couverture, il se mit à balbutier, sans qu'on lui demandât de le faire.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? chercha à savoir l'inspecteur.

— Il remercie l'homme blanc. Puis il a parlé de dieux ou quelque chose comme ça.

— Dites-lui qu'on voudrait le rencontrer, cet homme blanc.

Neil s'exécuta, le sage répondit.

— Il dit qu'il n'est plus là depuis deux lunes, donc on peut supposer deux mois… Il dit aussi qu'il avait disparu dans la nuit… et… et qu'ils ne l'avaient jamais revu.

— Merde… Dites…

Neil n'avait pas attendu l'ordre de l'inspecteur, il discutait avec l'homme sans dents. L'os qui lui traversait le nez remuait comme un petit vermisseau.

— Qu'est…

— Chut inspecteur, laissez-moi faire… Donnez-moi juste un papier et un stylo !

L'inspecteur se rua vers la cabane. Au passage, il s'emmêla le pied dans une racine qui le fit s'allonger de tout son long, soulevant deux grosses vagues de poussière ocre de chaque côté de son corps. Paumes de mains éraflées, il se releva, puis se présenta quelques secondes plus tard équipé d'un cahier.

— Donnez…

Neil gribouilla un visage, chaque trait guidé par le chef qui agitait ses grosses loupes roses à la manière d'un bouledogue. Il émettait des sons, qui devaient signifier « oui. » Derrière, déphasés de toute réalité, des hommes et femmes nus émergeaient puis s'éloignaient en direction de la cascade, qui grondait en entretenant un nuage de vapeur d'eau. Un papillon indigo aux ailes miroitantes vint se poser sur le sac de l'inspecteur, puis reprit son ballet aérien, insouciant et libre.

L'inspecteur, le visage rivé sur ce qu'esquissait Neil, ne l'avait même pas remarqué.

Cet homme est vraiment incroyable, un véritable génie, il sait tout faire…

Neil changea de page — le portrait à moitié dessiné ne convenait pas au gourou —, puis griffonna rapidement pour revenir là où il en était avec le visage précédent.

— Sur le dessin, le nez ne lui plaisait pas, annonça-t-il.

Il en crayonna un plus droit. Le chef prononça encore le même son : « oui », preuve qu'il était dans la bonne direction.

Trois quarts d'heure plus tard et au bout de cinq essais, Neil avait dressé un portrait-robot qui se valait. Il tendit des flèches, puis indiqua « cheveux châtains, yeux bleus, taille environ un mètre et soixante-quinze centimètres. »

Il salua l'étranger en lui embrassant le genou. Le patriarche extirpa de l'intérieur de son habitation un calumet long comme une canne à pêche, pour ensuite placer en son extrémité un court morceau qui ressemblait à du charbon.

— La vache ! C'est de l'opium !

— Et alors, inspecteur, vous allez l'arrêter ?

Neil se mit à rire, rejoint par l'inspecteur. Les yeux envahis par des vaisseaux sanguins prêts à éclater, le sorcier gonfla les joues à la manière d'un crapaud et s'emmura dans le royaume des rêves artificiels, désormais imperméable à toute réalité.

— Alors, qu'est-ce qu'il a raconté ?

— Je lui ai dit que c'était notre ami, et que nous le recherchions. Il ne sait pas où il est, ni d'où il venait. Tout ce que nous avons, c'est ce portrait. Je lui ai aussi parlé des transformations…

— Et alors, dites-moi !!

— Étrange… Il a parlé de sacrifices animaux. Puis aussi de tourbillons. Il a dit que… que le sacrifice réveillait l'animal qui dormait en eux…

— Et ça se passait comment, le sacrifice ?

— Je le lui ai demandé aussi… Il fallait tenir deux iguanes dans chaque main, et l'homme blanc, tout en prononçant des paroles magiques, les éventrait. Après ça, les cobayes se mettaient à tourbillonner, et à la fin, ils étaient devenus animaux…

— Nom de Dieu ! Et… vous avez demandé pourquoi certains ne savent pas qu'ils sont… animaux ?

Il pensait à Wallace.

— Oui, mais il ne voyait pas ce que je voulais dire… Je… je n'ai pas bien compris… Il… apparemment ça s'est résorbé tout seul… Au bout d'un certain temps, ils savaient…

— Bon… Maintenant, au moins, nous savons ce qui se passe… Comment je vais leur expliquer ça, aux autres ? Ils vont nous prendre pour des dingues !

— Peut-être pas… Ils nous ont bien fait venir ici, après tout…

— Nous… nous avons aussi ce portrait… Ça ressemble à un Picasso, mais bon… On pourra toujours essayer de le diffuser aux infos… Ça lui fera peut-être peur… Bon, on va interroger les autres dans la matinée, et après on s'arrache d'ici… Je suis pressé de revoir ma femme…