— J'ai… j'ai froid… Vous trouvez pas qu'il rafraîchit ?
L'inspecteur le dévisagea, médusé. C'est vrai qu'il tremblait de manière assez flagrante.
— Non, vous êtes fou, il fait une chaleur à cuire un œuf sur le plat, ici !
Après deux jours de marche forcée pour tenter de retrouver un semblant de civilisation, Neil s'écroula.
— Neil ! Merde, qu'est-ce qui se passe !
Il plaqua une main rugueuse sur son front d'ivoire.
— Il… il est brûlant ! dit-il aux guides, paniqué.
Un accompagnateur s'approcha d'un pas lourd, le visage grave. Les symptômes ne trompaient pas.
— Il a chopé la malaria ! L'autre fois, quand vous avez oublié de prendre vos cachets !
— Neil, vous… tu m'entends !
Ses yeux tournoyaient dans leur orbite. Sharko lui inculqua de petites claques sèches, tentant de le faire revenir à la raison.
— Neil, allez !!
— Laissez-le, mo'sieur. Ça ne sert à rien, il faut attendre…
Ça va lui passer… Le seul problème, c'est que maintenant il va se choper des crises comme ça jusqu'à la fin de sa vie. Tantôt il aura l'impression d'être en plein Pôle Nord, tantôt il sera bouillant… Mon frère a le palu depuis quinze ans, et ça lui arrive trois fois par jour… Il faudra l'emmener à l'hôpital en arrivant, pour qu'ils le retapent un peu… Mais il faut que vous sachiez, il n'y a pas de traitement contre ça… Cette saloperie infecte des millions de personnes chaque année. Même avec les cachets de quinine, les chances ne sont pas nulles. Ça atténue les risques, c'est tout…
L'inspecteur eut une suée franche, car il crut que, pendant un instant, il était atteint lui aussi. Il palpa dans son cou, le bouton de moustique s'était résorbé. Il était trois fois plus costaud que Neil, peut-être le mal se déclarerait-il plus tard.
Trempé jusqu'aux os, blanc comme une colombe, Neil refit surface. Vidé, incapable de parler, il se laissa porter par l'inspecteur. Les deux guides, quant à eux, s'occupèrent du chargement du policier.
Au cinquième jour, ils arrivèrent enfin à un petit aéroport local où un avion les attendait. Ils s'engouffrèrent et ne se réveillèrent qu'arrivés à Paris, neuf heures plus tard.
L'inspecteur, épuisé et complètement déphasé, avait cru que jamais il n'aurait réussi à se décoller de son siège… Quant à Neil, il garderait les stigmates de son voyage en Guyane jusqu'au dernier jour…
10 h 00, le matin de cette même journée. L'heure de la visite.
Tant impatient qu'heureux, Warren attendait cet instant de tous les jours comme la récompense suprême de sa conduite exemplaire. Il avait une excellente nouvelle à annoncer à Beth : on lui accordait une journée par semaine de liberté surveillée, parce qu'il collaborait sans broncher et mettait toute son énergie pour que les apothicaires de l'âme pussent progresser. Il n'avait pas le droit de quitter sa maison et ne pouvait pas choisir le week-end, mais si maigres contraintes ne le gênaient pas, pour peu qu'il pût embrasser sa famille, retrouver son foyer, ses racines, sa vie. Il avait choisi le mercredi, jour où ses enfants n'allaient pas à l'école, se régalant à l'avance de leurs rires lorsqu'il jouerait avec eux dans le jardin. Et s'il faisait beau, même si on était début octobre, ils organiseraient un bon pique-nique sur la pelouse, à l'ombre fraîche du peuplier. Beth sortirait la belle nappe à carreaux, lui irait chercher une bouteille de vin à la cave, puis il s'allongerait dans l'herbe tout l'après-midi, un petit contre chaque épaule.
Moulin détestait ça. Il l'avait déjà fait, en 1996, quand il avait dû annoncer à cette femme que son mari avait été tué par un chauffard. Le cœur pourtant gavé de larmes, il était sorti de chez elle stoïquement, pour finalement éclater en sanglots une fois seul dans sa voiture. Ici, c'était pire, bien pire. D'une part la femme et les beaux-parents de Sharko, qui rentrait de Guyane dans la soirée. À lui la lourde tâche d'aller le cueillir à l'aéroport, vous parlez d'un accueil. Non, il ne lui sauterait pas au cou pour lui passer un collier d'hibiscus, mais il lui annoncerait simplement qu'il avait perdu tout ce qu'il avait de plus cher au monde. Quant à Wallace, difficile d'imaginer pire calvaire. Et pourtant, il connaissait l'inspecteur depuis plus longtemps, mais Wallace, Wallace… Ce pauvre homme ne pourrait même pas identifier ses enfants ni sa femme. Fort légitimement, il demanderait à les voir, pour s'imprégner une dernière fois de leurs visages, or ils n'avaient plus de visages !
Alors que font-ils dans ces cas-là ? Il n'en savait rien, ce qu'il n'ignorait pas, en revanche, c'est qu'il était prêt à craquer avant même d'entrer dans l'institut spécialisé.
Il se présenta devant le poste de garde, insigne à la main.
— Bonjour ! Agent Moulin ! Je souhaiterais m'entretenir avec monsieur Wallace.
— Vous le trouverez au fond du jardin, sur un banc probablement. Il attend la visite de sa femme et de ses enfants. Quelque chose ne va pas ? Vous avez l'air soucieux…
— Sa famille a été assassinée…
Il baissa les yeux, puis s'avança dans les allées de gravillons.
Il attend sa femme et ses enfants…Merde, pauvre type…
Warren, qui l'avait vu au loin, lui fit signe, un signe de bienvenue… Moulin, les yeux rougis par des larmes qui ne demandaient qu'à éclore, garda le regard rivé sur le sol le plus longtemps possible. Le bruit de ces graviers était insupportable.
Planté devant Warren, il n'eut d'autre choix que de lui annoncer la nouvelle brièvement, incapable de toute façon de retenir son émotion. Cependant, ces mots coupants ne voulaient pas sortir.
— Monsieur Wallace…
Képi et mains entre les jambes, il s'installa à côté de lui.
— Qu… qu'est-ce, bafouilla Warren.
— Votre femme… et… et vos enfants… morts… tous morts… On… on les a assassinés.
Une larme, la première, roula sur la joue du jeune Moulin.
Warren ne pleura pas tout de suite. Il n'y arrivait pas et n'en comprenait pas la raison. Trop d'images s'amassaient dans sa tête, accompagnées de passages de vide total. Pesantes, douloureuses, les gouttes salées jaillirent enfin au bout d'une trentaine de secondes. Il sanglotait sur l'épaule de Moulin tout en criant d'une voix cassée, dissonante, une voix de vieillard.
Trop sensible et humain avant tout, Moulin ne put se retenir, aussi compatissant qu'ému. Il ne pouvait pas le laisser là, seul, et s'effacer. Du haut de ses vingt-cinq ans, il pria pour ne jamais avoir à vivre ça… Il lui caressa les cheveux tendrement, comme l'aurait fait un père envers son fils. Ces secondes-là, interminables, s'ajouteraient elles aussi à de macabres souvenirs qui le harcèleraient jusqu'à la fin de sa vie.
Nichée derrière un amas de feuilles au sommet de l'arbre surplombant le banc, la linotte se recueillait, impuissante. Elle ne pouvait pas intervenir, ces deux infirmiers, jamais bien loin de Warren, ne le lâchaient pas d'une semelle. Après s'être arraché une plume de son duvet, elle l'abandonna aux différentes couches d'air chaud qui balayaient mollement les feuillages des somptueux chênes.
— Com… com… comment sont-ils… morts ? sanglota-t-il. Dites… dites-moi… qu'ils… n'ont pas souffert… Dites-le-moi…
Moulin parla au ralenti, posément.
— Non… Ils ont été… tués pendant leur sommeil… Ils n'ont rien senti…
Parfois, les mensonges valent mieux que la vérité, car ces mensonges-là, aussi minables fussent-ils, apportaient un tant soit peu de réconfort. À quoi bon lui avouer que sa femme avait été retrouvée le vagin déchiré, qu'elle avait dû supplier pour qu'il fût à ses côtés ? Celui qui ne ment pas est dénué de sentiments, celui qui dit la vérité n'a pas de conscience.