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— Et… et de quelle façon ? Il laissa sa tête s'écraser dans ses deux mains.

— Le pavé… comme pour les autres… On ne leur a pas pris leurs jambes, ni leur cœur… Le reste est… intact.

Il replongea son visage sur la chemise du policier puis l'enlaça, tel le bébé gorille qui retrouve sa maman. Il hurlait presque. Il fallait que la souffrance s'évacuât, or ce ne pouvait, pour le moment, être fait qu'en criant.

Les surveillants avaient accouru, mains dans les poches, cependant Moulin leur avait fait signe de les laisser encore cinq minutes.

— Monsieur Wallace… Je… je dois y aller… Je… je repasserai vous voir, promis…

Il hocha la tête, les blouses blanches se précipitèrent pour le ramener dans sa cage capitonnée, et comme il ne se calmait pas, on lui administra un arsenal d'abrutissants pour lui faire soi-disant du bien. Le regard creux, il s'écroula, et le réveil n'en serait que plus dur.

9

Déception et béatitude se livraient bataille en l'esprit tordu de Sam. Déçu, parce que ses m'as-tu-vu d'employés n'avaient pas réussi à éliminer Warren, et ignoraient où il se planquait.

Son esprit, assujetti aux exigences de l'animal infâme qui s'installait, lui interdisait d'éprouver le moindre sentiment, ni envers son camarade de toujours, ni d'ailleurs envers la race humaine à proprement parler. Tous le dégoûtaient, d'ailleurs chaque fois que les cœurs arrivaient par paquets, le soir, il prenait le temps, pour chaque muscle, de maudire celui à qui il avait appartenu. En les dévorant, il considérait qu'il emprisonnait leurs esprits pour l'éternité, interdisant aux âmes errantes de trouver le repos. Tuer était devenu son unique obsession, et l'épuration prenait bonne tournure. Avoir achevé la famille de Wallace sans l'avoir éliminé lui était, tout compte fait, bien plus intelligent. Ce traître aurait ainsi tout le temps de découvrir les multiples facettes de la souffrance. Et ce Sharko, quelle surprise quand il rentrerait ! Il comprendrait qu'il n'aurait jamais dû se mesurer à lui. On ne le nargue pas comme ça, devant les caméras, sans être puni, on ne tue pas quatre de ses meilleurs éléments sans avoir un sévère retour de fouet. Il ne l'achèverait pas tout de suite, préférant attendre sa réaction, juste pour s'amuser un peu…

Ce qui lui apportait joie et sérénité, c'était son entreprise.

Les pistons étaient parfaitement huilés, les turbines tournaient à plein régime. Les nouveaux affluaient, — cinq par nuit —, les plannings étaient serrés, l'organisation générale était menée de main de maître par Lionel, les délais étaient tenus, et les profits s'engrangeaient plus vite que le blé dans un silo à grains. Si jamais un jour ça sentait le roussi, il aurait assez de liquidités pour disparaître sans laisser la moindre trace, pour ensuite sévir dans une autre contrée. Mais pour l'instant, il ne risquait rien.

Le fouille-merde allait rentrer de Guyane, chargé de suppositions sorties d'un trou dont personne ne se soucierait.

Oui, il était ivre de bonheur, se sentant invisible. Et il l'était, quasiment…

10

À l'aéroport, des gens embaumés de larmes de joie s'embrassaient. Des femmes esseulées retrouvaient leur mari, effacé durant de longs mois pour des raisons professionnelles, puis leur sautaient au cou. Les enfants couraient derrière, et le père, ravi, les étreignait en libérant son surplus d'émotions. De l'autre côté, sur la gauche, c'était la zone des départs. Les amoureux, incapables de se quitter, s'enlaçaient pour la dernière fois tout en se promettant monts et merveilles. Ils se tenaient la main le plus longtemps qu'ils pouvaient, laissant les larmes prendre le pas sur leur sourire. Les longs tapis roulants, monotones et ingrats, les éloignaient inexorablement. Puis elle courait vers les vitres pour le voir s'enfoncer dans l'oiseau de métal, continuant à lui faire signe. Lui la voyait encore de son hublot, triste, mais elle, elle ne le distinguait plus. Pourtant, elle restait là, belle, s'acharnant à faire des gestes dans le vide, rapides, puis lents, jusqu'à ce que l'appareil perforât avec vigueur les nuages. Elle baissait alors les yeux avant de s'éloigner, le cœur à l'abandon. Dans les allées, sur la droite, les sentiments n'avaient plus leur place. Le boucan infernal des mégaphones qui rabâchaient des phrases enregistrées était amplement couvert par les plaintes des retardataires ainsi que les cris des éternels mécontents. De petites billes jaunes roulaient sur des tableaux d'affichage pour y inscrire des chiffres grossiers qui attiraient tous les regards. On se bousculait pour avoir une place de choix devant les files interminables, tandis que des pressés fonçaient, valises sur un chariot, insultant tous ceux qui osaient leur obstruer le chemin.

Derrière, des paumés erraient, chemise inondée de sueur et cravate dans le dos, à la recherche d'éventuels informateurs qui auraient pu les sortir de ce dédale. Moulin se trouvait au milieu de la cohue, obligé de suivre les courants de cette marée humaine. Il avait troqué son uniforme contre des habits plus conventionnels, plus adéquats pour un gamin de son âge. Blue-jean assez large, chemise à carreaux, et bottines soigneusement cirées. Il avait aussi remis ses lunettes rondes, ses yeux gonflés lui interdisant les lentilles. D'abord complètement perdu, il dénicha finalement la salle de débarquement par laquelle étaient censés arriver l'inspecteur et Neil. Poussé tant par des femmes excitées que par des mamies aux abois, il fut acculé contre les rambardes.

Les premiers passagers apparurent, et immédiatement il discerna l'inspecteur au fond, avec sa tête qui dépassait de la masse noire d'un bon vingt centimètres. Il agita les bras pour se distinguer de cette tribu de pingouins, presque en souriant, mais très vite il se rappela sa macabre mission.

Sharko, qui se demandait ce que Moulin pouvait bien faire ici, mit sa main sur l'épaule de Neil pour l'aiguiller dans la direction du policier. Ils traversèrent le courant humain, compact et glacial.

— Bonjour inspecteur. Monsieur Neil… Venez, passez par-dessous.

Il leva les boudins de velours incarnat, l'inspecteur se courba, Neil n'eut pas ce besoin. Ils n'avaient pas de valises de toute façon et pouvaient donc partir directement.

Moulin les entraîna jusqu'à la voiture sans décrocher un mot, pressant tellement le pas que Neil avait dû courir de sa manière si particulière. À peine entré dans le parking souterrain, l'inspecteur s'arrêta net, surprenant le petit homme qui lui tamponna le derrière.

— Moulin, dites-moi ce qui ne va pas ! C'est cette affaire ? Où en est-on ?

— Oui, c'est cette affaire…

Il se retourna, les yeux noyés dans ceux de l'inspecteur. Il s'efforça de surmonter ses a priori, il ne s'adressait plus à son supérieur, mais à son ami.

— Jean, c'est votre femme, elle est morte, et ses parents aussi, assassinés tous les trois…

Il avait déballé ça d'un bloc, sans s'arrêter. Mûris depuis longtemps, les mots s'étaient envolés dès qu'il avait ouvert la bouche. L'inspecteur lâcha son sac qui se plomba sur le sol, provoquant le claquement des gamelles. Neil l'imita, interloqué.

— Qu… quoi ? Ma… ma femme !! Nooon ! C'est pas possible !! Dites-moi que non !!!

Les mots rebondirent sur les piquets noircis par la pollution et sur le plafond crasseux, puis se propagèrent jusqu'à la cage d'escalier. Au fond, des voyageurs se retournèrent. Moulin ne décrochait plus un son, il se trouvait stupide, impuissant, et maudissait cette injustice, chassant du regard les curieux qui osaient s'arrêter. L'inspecteur s'effondra, ses deux genoux percutant le sol dans un double bruit sourd. Moulin le voyait pleurer pour la première fois, et jamais il n'aurait imaginé qu'un colosse pareil, d'aspect si granitique, se serait lâché comme un bébé. Neil, choqué et plus que désolé pour l'un des seuls êtres humains qui l'appréciaient à sa juste valeur, se plaça devant lui pour lui glisser une main sous le menton, lui relevant la tête. Il se plongea dans son regard de ses yeux de porcelaine avant de l'enlacer. Ses deux bras faisaient à peine le tour de son cou, mais la chaleur de son cœur était bien présente. L'inspecteur se releva, l'entraînant avec lui, puis le serra comme une peluche, la même peluche que celle de sa tendre jeunesse. Il cacha son visage dans la frêle épaule du nain, l'utilisant pour y déverser un flot de larmes intarissables. Avoir une personne contre laquelle pleurer, aussi minime fût-elle, lui procura un bien immense. D'abord resté à l'écart, Moulin s'approcha pour lui envelopper la main. Les trois compagnons d'infortune restèrent là sans compter le temps qui passait, sordide et ignoble.