L’impressionnant cortège suivit la via Sacra, franchit l’Arc fabien (drapé de noir pour l’occasion) et traversa le forum jusqu’aux rostres, où la litière fut redressée afin que chacun pût contempler le corps une dernière fois. Le centre de Rome était très encombré. Le sénat tout entier était drapé dans des toges teintes en noir. Les spectateurs se pressaient sur les marches des temples, sur les balcons et les toits et sur les socles des statues, et ils y restèrent pendant toutes les oraisons funèbres, qui durèrent pourtant des heures. C’était comme si nous savions tous qu’à travers Pius — sévère, borné, hautain, courageux, et peut-être un peu bête — nous faisions nos adieux à la vieille république, et que quelque chose d’autre luttait pour émerger.
Une fois que l’on eut placé la pièce de bronze dans la bouche de Pius et qu’on l’eut emmené rejoindre ses ancêtres, la question se posa tout naturellement : qui devait lui succéder ? De l’avis de tous, le choix se porterait entre les deux plus anciens membres du sénat : Catulus, qui avait fait reconstruire le temple de Jupiter, et Isauricus, qui avait obtenu deux fois le triomphe et était même plus âgé que Pius. Tous deux convoitaient la charge ; aucun ne voulait la céder à l’autre. Quoique cordiale, leur rivalité n’en était pas moins vive. Au début, Cicéron, qui n’avait pas de préférence, ne s’intéressa guère à la compétition. L’électorat se limitait de toute façon aux quatorze membres survivants du collège des pontifes. Mais ensuite, environ une semaine après les funérailles de Pius, alors qu’il attendait avec les autres devant le sénat que la séance commence, il tomba sur Catulus et lui demanda d’un ton détaché si l’on avait arrêté un successeur au poste de grand pontife.
— Non, répondit Catulus. Et cela va prendre encore un certain temps.
— Vraiment ? s’étonna Cicéron. Et pourquoi donc ?
— Nous nous sommes réunis hier et avons décidé que, comme il y avait deux candidats d’égal mérite, nous devrions revenir à l’ancienne méthode et laisser le peuple choisir.
— Est-ce bien sage ?
— J’en suis persuadé, dit Catulus en tapotant l’aile de son nez en bec d’aigle tout en nous gratifiant d’un sourire ambigu, parce que je suis sûr de gagner en comices tributes.
— Et Isauricus ?
— Il est certain que c’est lui qui va l’emporter.
— Eh bien, bonne chance à vous deux, fit Cicéron avec bienveillance. C’est Rome qui gagnera, quel que soit le vainqueur.
Il commença à s’éloigner puis se ravisa, le front légèrement plissé, et se retourna vers Catulus.
— Une chose encore, si je peux me permettre ? Qui a proposé cet élargissement du scrutin ?
— César.
Le latin a beau être une langue riche en subtilités et en métaphores, je n’arrive pas à trouver les mots, ni en cette langue ni même en grec, pour décrire l’expression de Cicéron à cet instant.
— Par tous les dieux ! s’exclama-t-il d’une voix atterrée. Serait-il possible qu’il veuille se présenter ?
— Bien sûr que non, répliqua catégoriquement Catulus. Ce serait ridicule. Il est bien trop jeune. Il n’a que trente-six ans. Il n’a même pas encore été élu préteur.
— Oui, mais malgré tout, je pense que tu aurais tout intérêt à réunir de nouveau le collège aussi vite que possible pour revenir à la méthode de sélection habituelle.
— C’est impossible.
— Pourquoi ?
— Le texte de modification du scrutin a été présenté au peuple ce matin.
— Par qui ?
— Labienus.
— Ah ! s’écria Cicéron en se frappant le front.
— Tu t’inquiètes pour rien, consul. Je ne crois pas un instant que César serait assez fou pour se présenter, et s’il essayait, il serait écrasé. Les Romains ne sont pas complètement insensés. C’est une compétition pour être à la tête de la religion d’État. Ce rôle exige une rectitude morale irréprochable. Tu imagines César responsable des vestales ? Il devrait vivre parmi elles. Autant confier ton poulailler à un renard !
Catulus poursuivit alors son chemin, mais je vis qu’une toute petite lueur de doute s’était immiscée dans son regard. Bientôt, le bruit courut que César avait l’intention de se présenter. Tous les citoyens raisonnables furent consternés par la nouvelle, ou bien firent des plaisanteries grivoises et rirent bien fort. Néanmoins, il y avait quelque chose dans toute cette entreprise — un culot, tellement énorme qu’il en devenait époustouflant, je suppose — que même ses ennemis ne pouvaient s’empêcher d’admirer.
— Ce type est le joueur le plus phénoménal que j’aie jamais rencontré, commenta Cicéron. Chaque fois qu’il perd, il double simplement la mise et relance les dés. Je comprends maintenant pourquoi il a laissé tomber la loi de Rullus et le procès de Rabirius. Il a vu que le grand pontife ne se remettrait certainement pas, a calculé ses chances et a décidé que le pontificat était une bien meilleure option que les deux autres.
Il secoua la tête avec émerveillement et entreprit de faire ce qu’il pourrait pour s’assurer que cette troisième option tomberait elle aussi à l’eau. Et c’est ce qui se serait passé s’il n’avait fallu compter avec deux choses.
La première était l’incroyable stupidité de Catulus et d’Isauricus. Pendant plusieurs semaines, Cicéron ne cessa d’aller de l’un à l’autre, cherchant en vain à les convaincre de ne pas se présenter tous les deux, qu’en concourant l’un contre l’autre ils diviseraient les votes anti-César. Or c’étaient des vieillards fiers et irritables. Ils ne voulurent entendre parler ni de céder en faveur l’un de l’autre, ni de tirer au sort, ni de s’accorder sur un troisième candidat, et, au bout du compte, leurs deux noms restèrent sur la liste.
L’autre facteur décisif fut l’argent. La rumeur courut à l’époque que César avait arrosé les tribus de tant de pièces qu’il avait fallu les transporter avec des brouettes. Où avait-il pu en trouver autant ? Tout le monde disait que la source devait être Crassus. Mais même Crassus aurait sans doute regimbé devant les vingt millions — vingt millions ! — que César avait, selon la rumeur, distribués aux agents de corruption. Quelle que fût la vérité, lorsque le scrutin eut lieu, aux Ides de mars, César devait savoir qu’une défaite aurait signifié pour lui la ruine. Il n’aurait jamais pu rembourser une telle somme si sa carrière avait été entravée. Il ne lui serait plus resté que l’humiliation, la disgrâce, l’exil et peut-être même le suicide. C’est pourquoi je suis plutôt enclin à croire l’anecdote célèbre selon laquelle, au matin du vote, avant de quitter sa petite maison de Subura pour se rendre sur le Champ de Mars, il embrassa sa mère en la prévenant que soit il reviendrait en souverain pontife, soit il ne reviendrait jamais.
Le scrutin dura presque toute la journée et, suivant l’ironie du sort qui est si souvent le lot en politique, il échut à Cicéron, de nouveau magistrat en exercice puisqu’on était en mars, d’annoncer le résultat. Le soleil tout juste printanier venait de sombrer derrière le Janicule, et le ciel était strié de lignes horizontales écarlates, vermeilles et violacées, évocatrices de sang traversant un pansement. Cicéron débita les résultats d’une voix monocorde. Sur les dix-sept tribus chargées de voter, Isauricus en avait remporté quatre, Catulus six, et César avait été soutenu par les sept restantes. L’élection aurait difficilement pu être plus serrée. Tandis que Cicéron descendait de l’estrade, visiblement écœuré, le vainqueur rejeta la tête en arrière et leva les bras vers le ciel. Il paraissait presque ivre de bonheur — et il pouvait l’être, car il savait qu’il serait désormais souverain pontife à vie, avec une superbe demeure sur la via Sacra et une participation aux conseils les plus privés de l’État. D’après moi, tout ce qui arriva par la suite à César prit réellement naissance dans cette victoire ahurissante. Cet investissement dément de vingt millions de sesterces se révéla en fait la meilleure affaire de l’Histoire : il lui rapporterait le monde.