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V

À partir de ce moment, on commença à regarder César différemment. Si Isauricus accepta la défaite avec le stoïcisme d’un vieux soldat, Catulus — qui voulait à tout prix le souverain pontificat pour couronner sa carrière — ne se remit jamais totalement de ce revers. Le lendemain, il dénonça son rival au sénat.

— Tu ne te caches plus pour œuvrer, César ! s’écria-t-il avec une telle rage qu’il en avait la bave aux lèvres. Tu as étalé ton artillerie au grand jour, et son rôle est de s’emparer de l’État !

César se contenta de répondre par un sourire. Quant à Cicéron, il hésitait. Il pensait, comme Catulus, que César était tellement dévoré par son ambition que celle-ci pourrait un jour devenir une menace pour la république.

— Et pourtant, me confia-t-il un jour, quand je remarque avec quel soin il est coiffé et quand je le vois rajuster sa raie d’un geste du doigt, je n’arrive pas à croire qu’il pourrait concevoir un projet aussi pervers que celui de détruire la constitution romaine.

Se répétant que César devait à présent avoir obtenu la majeure partie de ce qu’il voulait, et que le reste — préture, consulat, commandement d’une armée — viendrait en son temps, Cicéron décida que le moment était venu pour lui de tenter de l’assimiler à la direction du sénat. Il trouvait par exemple inconvenant que le chef de la religion d’État soit contraint d’agiter la tête durant les débats pour tenter d’attirer l’attention du consul. Il résolut donc d’appeler César dès le début, juste après les prétoriens. Mais cette attitude de conciliation le confronta aussitôt à un nouvel embarras politique — qui montrait d’ailleurs toute l’étendue de l’habileté de César. Voici comment cela se déroula.

Juste après l’élection de César — tout au plus dans les trois ou quatre jours qui suivirent —, le sénat siégeait avec Cicéron sur la chaise curule quand un cri retentit de l’autre côté de la salle. Une étrange apparition se fraya un chemin dans la foule des spectateurs rassemblés à la porte de la curie. L’homme avait les cheveux emmêlés et couverts de poussière. Il avait enfilé à la hâte une toge bordée de pourpre qui ne dissimulait pas complètement l’uniforme militaire qu’il portait en dessous. Au lieu des bottines de cuir rouge, il avait aux pieds de grosses bottes de soldat. Il remonta l’allée centrale, et celui qui parlait s’interrompit au milieu d’une phrase tandis que tous les yeux se tournaient vers l’intrus. Les licteurs, qui se tenaient près de moi, juste derrière la chaise de Cicéron, s’avancèrent précipitamment pour protéger le consul. Mais alors, Metellus Celer jeta depuis le banc des prétoriens :

— Arrêtez ! Vous ne voyez pas ? C’est mon frère !

Et il s’élança pour le serrer dans ses bras.

Un grand murmure d’étonnement, puis d’inquiétude, parcourut alors l’assistance car tous savaient que le jeune frère de Celer, Quintus Caecilius Metellus Nepos, était l’un des légats de Pompée dans la guerre contre le roi Mithridate. Son apparition théâtrale et échevelée, alors qu’il arrivait visiblement tout juste du champ de bataille, faisait soudain craindre un terrible désastre pour nos légions.

— Nepos ! s’écria Cicéron. Qu’est-ce que cela signifie ? Parle !

Nepos se dégagea de l’étreinte de son frère. C’était un homme hautain, très fier de son beau visage et de son corps musclé. (On dit qu’il préférait coucher avec les hommes plutôt qu’avec les femmes, et il est certain qu’il ne s’est jamais marié et n’a pas eu de descendance ; mais ce ne sont que des ragots et je ne devrais pas les répéter.) Il rejeta ses splendides épaules en arrière et se tourna vers l’assemblée.

— J’arrive tout droit du camp de Pompée le Grand en Arabie ! clama-t-il. J’ai pris les navires les plus rapides et les chevaux les plus vifs pour vous apporter de grandes et heureuses nouvelles. Le tyran et ennemi juré du peuple romain, Mithridate Eupator, est mort dans sa soixante-huitième année. Nous avons remporté la guerre d’Orient !

S’ensuivit un de ces silences figés qui succèdent toujours aux nouvelles théâtrales, puis le sénat tout entier se leva dans un tonnerre d’applaudissements. Rome se battait contre Mithridate depuis maintenant un quart de siècle. Certains prétendent qu’il massacra quatre-vingt mille citoyens romains en Asie ; d’autres parlent de cent cinquante mille hommes. Quoi qu’il en soit, c’était une figure d’épouvante. D’aussi loin que je me souvienne, les mères romaines se sont servies du nom de Mithridate pour effrayer les enfants pas sages. Et voilà qu’il n’était plus ! Et la gloire en revenait à Pompée ! Peu importait qu’en fait Mithridate se fût suicidé et n’eût point succombé aux coups romains. (Le vieux tyran avait avalé du poison, mais des années passées à prendre des antidotes prophylactiques l’avaient immunisé, et il fut contraint de demander à un soldat de l’achever.) Peu importait que, d’après les personnes les mieux informées, Lucius Lucullus, qui attendait encore son triomphe aux portes de Rome, fût en réalité le stratège qui avait mis Mithridate à genoux. Tout ce qui comptait était que Pompée fût le héros du moment, et Cicéron sut ce qu’il lui restait à faire. À peine les clameurs se furent-elles tues qu’il se leva et proposa de décréter cinq jours de grâces nationales en l’honneur du génie de Pompée. Il fut chaleureusement applaudi. Puis il pria Hybrida de formuler quelques louanges inarticulées et permit ensuite à Celer de louer son frère pour avoir parcouru mille milles dans le seul but de leur apporter la bonne nouvelle. Ce fut alors que César se leva ; Cicéron lui céda la parole par égard pour son statut de grand pontife et en supposant qu’il allait prononcer les remerciements rituels aux dieux.

— Avec tout le respect dû à notre consul, ne sommes-nous pas pingres dans notre gratitude ? fit César d’une voix doucereuse. Je propose un amendement à la motion de Cicéron. Je demande que la période de grâce soit portée à dix jours pleins, et que pendant le reste de sa vie, Gnaeus Pompée soit autorisé à porter sa robe triomphale aux Jeux, afin que le peuple romain puisse se souvenir, même pendant ses loisirs, de la dette qu’il a envers lui.

J’entendais presque les dents de Cicéron grincer derrière son sourire forcé lorsqu’il accepta l’amendement et le soumit au vote. Il savait que Pompée ne manquerait pas de remarquer que César s’était montré deux fois plus généreux que lui. La motion passa avec une seule voix contre : celle du jeune Marcus Caton, qui déclara d’une voix furieuse que le sénat traitait Pompée comme s’il était un roi et le flattait d’une façon qui aurait rendu malades les fondateurs de la république. Il fut hué, et des sénateurs siégeant près de lui s’efforcèrent de le faire asseoir. Mais en regardant les visages de Catulus et d’autres patriciens, je vis combien ces paroles les avaient mis mal à l’aise.