De tous ces grands personnages de l’Histoire qui nichent telles des chauves-souris dans ma mémoire et s’envolent de leur grotte la nuit pour troubler mes rêves, Caton est le plus étrange. Quelle curieuse créature ! Il n’avait à l’époque guère plus de trente ans et son visage était déjà celui d’un vieillard. Très anguleux, les cheveux mal peignés, il ne souriait jamais, se lavait rarement et dégageait une odeur assez fétide. L’esprit de contradiction était sa religion. Quoique immensément riche, il ne montait jamais dans une litière ni une voiture mais se rendait partout à pied et refusait même souvent de porter des souliers, voire une tunique — il cherchait, disait-il, à se former, à ne jamais se soucier de l’opinion du monde sur quelque question que ce fût, futile ou grave. Les préposés au Trésor le redoutaient. Il avait été jeune questeur au Trésor pendant une année, et ils me racontaient souvent comment il les avait contraints à justifier chaque dépense, jusqu’aux sommes les plus infimes. Même après avoir quitté sa charge, il arrivait toujours au sénat avec des livres de comptes du Trésor, et il allait s’asseoir à sa place habituelle, sur le banc le plus reculé, pour se pencher au-dessus des chiffres en se balançant doucement d’avant en arrière, inconscient des rires et des quolibets des hommes autour de lui.
Le lendemain du jour où nous apprîmes la défaite de Mithridate, Caton vint voir Cicéron. Le consul émit un grognement quand je lui annonçai que Caton attendait. Il le connaissait depuis longtemps et l’avait brièvement représenté dans une affaire où Caton — sur le coup d’une de ses lubies — avait décidé de poursuivre sa cousine Lepida pour la contraindre de l’épouser. Il me demanda néanmoins de le faire entrer.
— Pompée doit être démis de son commandement sur-le-champ, annonça Caton à l’instant où il pénétrait dans le bureau, et prié de rentrer immédiatement.
— Bonjour, Caton, dit Cicéron avec lassitude. Cela paraît un peu sévère, tu ne crois pas, au vu de sa toute récente victoire ?
— C’est justement cette victoire qui pose un problème. Pompée est censé être un serviteur de la république, mais nous le traitons en maître. Il va revenir et asservira l’État tout entier si nous ne prenons pas garde. Tu dois demander sa destitution dès demain.
— Certainement pas ! Pompée est le général le plus victorieux que Rome ait jamais eu depuis Scipion. Il mérite tous les honneurs que nous pouvons lui accorder. Tu commets la même erreur que ton grand-père, qui a tout fait pour destituer Scipion.
— Tant pis. Si tu ne veux pas l’arrêter, c’est moi qui le ferai.
Cicéron le dévisagea avec stupéfaction.
— Toi ?
— J’ai l’intention de me présenter aux élections pour le tribunat. Et je veux ton soutien.
— Ah oui, vraiment !
— En tant que tribun, je m’opposerai à toutes les lois que pourraient proposer les laquais de Pompée pour servir ses projets. J’ai l’intention de devenir un homme politique radicalement différent de tous ceux qui m’ont précédé.
— Je n’en doute pas un instant, répliqua Cicéron en m’adressant un clin d’œil à peine perceptible par-dessus l’épaule du jeune homme.
— Je propose, poursuivit Caton, d’appliquer pour la première fois aux affaires publiques la pleine rigueur d’une philosophie cohérente en soumettant toutes les questions au fur et mesure qu’elles se présenteront aux maximes et aux préceptes du stoïcisme. Tu sais que vit sous mon toit Athenodorus Cordylion en personne — qui est, tu en conviendras sans doute, le plus érudit des stoïciens ? Il sera mon conseiller permanent. La république part à la dérive, Cicéron, je le vois bien — elle est poussée vers la catastrophe par les vents et courants combinés du compromis facile. Nous n’aurions jamais dû accorder à Pompée ce commandement exceptionnel.
— J’ai soutenu cette décision.
— Je le sais. Honte à toi ! Je l’ai vu à Éphèse lors de mon voyage de retour à Rome, il y a un an ou deux, bouffi comme un empereur oriental. D’où tient-il l’autorisation de fonder toutes ces villes et d’occuper toutes ces provinces ? Le sénat en a-t-il seulement discuté ? Le peuple a-t-il voté ?
— Il est le commandant sur le terrain. Il doit pouvoir jouir d’une certaine autonomie. Et après avoir vaincu les pirates, il lui fallait établir des comptoirs pour assurer notre commerce. Sinon, les brigands seraient tout simplement revenus dès qu’il aurait eu le dos tourné.
— Mais nous intervenons dans des contrées dont nous ne savons rien ! Et voilà que nous avons occupé la Syrie. La Syrie ! Qu’avons-nous à faire en Syrie ? Ensuite, ce sera l’Égypte. Tout cela va demander des légions permanentes en garnison outremer. Et celui qui commande les légions nécessaires à la direction de cet empire, que ce soit Pompée ou un autre, finira par contrôler Rome, et quiconque élèvera la moindre critique sera condamné pour manque de patriotisme. Ce sera la fin de la république. Les consuls n’auront plus qu’à gérer l’aspect civil des choses, pour le compte d’un généralissime quelconque en poste à l’étranger.
— Il ne fait aucun doute que les dangers sont réels, Caton, dit Cicéron d’une voix apaisante. Mais c’est l’affaire des politiciens de surmonter chaque danger au moment où il se présente afin d’être prêts à affronter le suivant. La meilleure analogie qui me vient pour évoquer les qualités d’un homme d’État est la navigation — il convient tantôt de naviguer à la rame tantôt à la voile, tantôt d’aller vent debout, tantôt de se laisser porter par le vent arrière, tantôt de remonter le courant, tantôt de le suivre. Tout cela exige des années d’expérience et d’étude, et non quelque manuel rédigé par Zénon.
— Et où ce voyage te conduit-il donc ?
— À une destination fort plaisante appelée la survie.
— Ha ! claqua le rire de Caton, aussi déconcertant qu’il était rare, comme un aboiement rauque et sans joie. Certains d’entre nous aspirent à atteindre des contrées plus exaltantes que ça ! Mais cela exigera d’autres qualités de navigateurs que les tiennes. Tels seront mes préceptes…
Et il entreprit de les énumérer en les comptant sur ses longs doigts maigres.
— Ne jamais verser dans l’indulgence, ne jamais céder à l’apaisement. Ne jamais pardonner une faute. Considérer que toutes les fautes sont égales — qu’il s’agisse d’un crime ou d’un délit, une faute est une faute, un point c’est tout. Et, enfin, ne jamais transiger sur aucun de ces principes. « Le sage qui a la force de les suivre…
— … est toujours beau même s’il est contrefait, toujours riche même s’il est dans le besoin et demeurera toujours un roi même s’il est esclave », l’interrompit Cicéron avec impatience. Je connais la citation, Caton, merci. Et si tu veux aller mener une existence tranquille quelque part dans une académie et appliquer ta philosophie à tes poulets et à quelques disciples, elle pourra peut-être même fonctionner. Mais si tu veux diriger cette république, il te faudra davantage qu’un seul ouvrage dans ta bibliothèque !
— C’est une perte de temps, constata Caton avec irritation. Il est évident que tu ne me soutiendras jamais.
— Au contraire, assura Cicéron. Je voterai très certainement pour toi. Le spectacle que tu offriras en tant que tribun sera sans doute l’un des plus divertissants que Rome ait jamais vus.
Lorsqu’il fut parti, Cicéron me dit :
— Cet homme est au moins à moitié fou, et pourtant, il y a chez lui quelque chose.