— Gagnera-t-il ?
— Bien sûr. Un homme qui porte le nom de Marcus Porcius Caton s’élèvera toujours à Rome. Et il n’a pas tort à propos de Pompée. Comment faire pour le maîtriser ?
Il réfléchit un instant.
— Envoie un message à Nepos pour lui demander s’il est remis de son voyage, et invite-le à assister à un conseil militaire à la fin de la séance de demain au sénat.
Je m’exécutai, et un message revint pour dire que Nepos se tenait à la disposition du consul. Ainsi, après la clôture de la séance, le lendemain après-midi, Cicéron pria quelques anciens consuls plus âgés et dotés d’une expérience militaire de rester un peu afin de recevoir de la part de Nepos un rapport plus détaillé des projets de Pompée. Crassus, qui avait goûté à la fois aux délices du consulat et au pouvoir qui découle de la grande richesse, était de plus en plus obsédé par la chose qu’il n’avait jamais eue — la gloire militaire — et il aurait voulu faire partie de ce conseil de guerre. Il s’attarda même à côté de la chaise du consul dans l’espoir manifeste d’une invitation. Or, Cicéron le détestait plus que tout autre à l’exception de Catilina et se réjouissait de pouvoir tourner le dos à son vieil adversaire. Il l’ignora donc si ostensiblement que Crassus finit par sortir d’un pas rageur, laissant une dizaine de sénateurs grisonnants se rassembler autour de Nepos. Je me rangeai discrètement de côté pour prendre des notes.
Cicéron se montra fort avisé de faire participer à ce conclave des hommes comme Gaius Curion, qui avait remporté un triomphe dix ans auparavant, et Marcus Lucullus, le jeune frère de Lucius, car sa plus grande faiblesse en tant qu’homme d’État était son ignorance des affaires militaires. Étant dans sa jeunesse de santé délicate, il avait détesté tout ce qui touchait à la vie militaire — l’inconfort extrême, la discipline imbécile, la camaraderie glauque des camps — et il était retourné le plus tôt possible à ses études. Il ressentait à présent son ignorance avec acuité, et devait s’en remettre aux semblables de Curion et Lucullus, Catulus et Isauricus, pour interroger Nepos. Ils ne tardèrent pas à établir que Pompée disposait d’une armée de huit légions bien équipées, auxquelles s’ajoutait son état-major personnel en garnison — du moins la dernière fois que Nepos l’avait vu — au sud de la Judée, à quelques centaines de milles de la ville de Pétra. Cicéron demanda aux personnes présentes leur opinion.
— D’après ce que je sais, il y a deux options pour le restant de l’année, dit Curion, qui s’était battu en Orient sous Sylla. L’une d’elles est de remonter au nord jusqu’au Bosphore cimmérien, de gagner le port de Pantikapé puis d’annexer le Caucase à l’empire. L’autre option que, pour ma part, je recommanderais, étant d’attaquer à l’est et de régler une fois pour toutes nos différends avec la Parthie.
— N’oublions pas qu’il existe une troisième solution, intervint Isauricus. L’Égypte. Il nous suffit de la prendre puisque Ptolémée nous l’a léguée par testament. Je pense qu’il devrait aller vers l’ouest.
— Ou vers le sud, suggéra Lucullus. Pourquoi ne pas aller jusqu’à Pétra ? Il y a des terres très fertiles au-delà, quand on suit la côte.
— Donc, le nord, l’est, l’ouest ou le sud, résuma Cicéron. On dirait que Pompée n’a que l’embarras du choix. Nepos, sais-tu de quel côté vont ses préférences ? Je suis certain que le sénat ratifiera sa décision, quelle qu’elle soit.
— En fait, je crois qu’il voudrait se replier, répondit Nepos.
Dans le profond silence qui suivit, j’entendis roucouler les pigeons nichés sous le toit de la curie et leurs claquements d’ailes pareils à des coups de fouet.
— Se replier ? répéta Isauricus. Qu’entends-tu par se replier ? Il a quarante-huit mille hommes aguerris sous ses ordres, sans rien pour les arrêter dans aucune direction.
— Certes, on peut les qualifier d’« aguerris », mais « épuisés » serait plus exact. Certains d’entre eux marchent et combattent là-bas depuis plus de dix ans.
Il y eut un autre silence, le temps que tous digèrent cette nouvelle information. Puis Cicéron reprit :
— Tu veux dire qu’il a l’intention de ramener toutes ses troupes en Italie ?
— Pourquoi pas ? rétorqua Nepos. C’est chez eux, après tout. Et Pompée a signé des traités extrêmement avantageux avec les dirigeants locaux. Son prestige personnel vaut bien une douzaine de légions. Savez-vous comment on l’appelle en Orient ?
— Je t’en prie, dis-le-nous.
— « Le Gardien de la Terre et de la Mer. »
Cicéron scruta les visages des anciens consuls. Ils paraissaient tous incrédules.
— Il me semble, commença-t-il, parler au nom de tous si je te dis, Nepos, que le sénat ne se satisfera pas d’un retrait total.
— Sûrement pas, renchérit Catulus, et toutes les têtes grises s’agitèrent pour le soutenir.
— Auquel cas, voici ce que je propose, poursuivit Cicéron. Tu vas retourner auprès de Pompée avec un message qui lui manifestera — bien entendu — notre fierté, notre joie et notre gratitude pour ses exploits, mais aussi notre désir de laisser son armée sur place en vue d’une nouvelle campagne. Évidemment, s’il veut se décharger du fardeau d’un tel commandement, après toutes ces années de service, Rome tout entière comprendra et accueillera le plus chaleureusement du monde le plus brave de ses fils…
— Tu peux proposer tout ce que tu voudras, l’interrompit Nepos, mais ce n’est pas moi qui lui porterai le message. Je reste à Rome. Pompée m’a relevé du service militaire, et j’ai l’intention de faire campagne pour l’élection au tribunat. Alors, maintenant, si vous voulez bien m’excuser, d’autres affaires m’attendent.
Isauricus jura en regardant le jeune officier quitter la salle avec assurance.
— Il n’aurait jamais osé parler de la sorte si son père avait été encore en vie. Quelle sorte de génération avons-nous donc élevée ?
— Et si un jeune chiot comme Nepos nous parle ainsi, remarqua Curion, imaginez comment sera son maître, avec ses quarante-huit mille légionnaires pour le soutenir !
— « Le Gardien de la Terre et de la Mer », murmura pensivement Cicéron. Je suppose que nous devrions le remercier de nous avoir encore laissé l’air.
Il y eut quelques rires.
— Je me demande ce que Nepos pouvait avoir de plus important à faire que de s’entretenir avec nous.
Il me fit signe d’approcher et me glissa à l’oreille :
— Cours-lui après, Tiron. Vois où il va.
Je franchis l’allée centrale d’un pas pressé et atteignis la porte juste à temps pour voir Nepos et ses satellites traverser le forum en direction des rostres. On approchait de la huitième heure du jour et il y avait encore du monde, aussi n’eus-je aucun mal à me dissimuler dans l’agitation de la ville — non que Nepos fût le genre d’homme à regarder souvent par-dessus son épaule. La petite troupe dépassa le temple de Castor, et ce fut une chance que je me sois rapproché parce que un peu plus loin, sur la via Sacra, elle disparut soudainement et je compris qu’ils étaient tous entrés dans la demeure officielle du pontifex maximus.
Je fus tenté de retourner au plus vite auprès de Cicéron pour l’en informer, mais un instinct plus judicieux m’en empêcha. Il y avait une rangée de boutiques en face de la grande demeure, et je feignis d’examiner des bijoux tout en gardant un œil rivé sur la porte de César. Je vis sa mère arriver en litière, puis son épouse, très jeune et très belle, partir par le même moyen. Plusieurs personnes entrèrent et sortirent, mais je n’en reconnus aucune. Au bout d’une heure, le bijoutier impatient annonça qu’il voulait fermer et me poussa dans la rue au moment où le crâne chauve bien reconnaissable de Crassus émergeait d’une petite voiture pour foncer chez César. Je m’attardai encore un moment, mais comme personne d’autre ne fit son apparition et que je ne voulais pas trop tenter le sort, je m’éloignai pour rapporter à Cicéron ce que j’avais appris.