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— … Publius Sylla et son frère, Servius.

Elle s’interrompit brusquement.

— Il n’y en a pas d’autres ?

— Ce sont tous les sénateurs que je l’ai entendu mentionner. Il y en a d’autres, mais qui ne sont pas au sénat.

Cicéron se tourna vers moi.

— Ça en fait combien ?

— Dix, comptai-je. Onze si tu ajoutes Curius. Douze si tu comptes Catilina.

— Douze sénateurs ?

Rarement vis-je Cicéron plus sidéré. Il gonfla les joues et se laissa aller contre le dossier de son siège comme s’il venait de prendre un coup. Puis il poussa un profond soupir.

— Des hommes comme les frères Sylla, et Sura, s’étonna-t-il, ils n’ont même pas l’excuse d’être ruinés ! C’est de la trahison pure et simple !

Il se sentit soudain trop agité pour rester assis. Il se leva d’un bond et se mit à arpenter la petite pièce.

— Par tous les dieux ! Que se passe-t-il donc ?

— Tu devrais les faire arrêter, dit Terentia.

— Je le devrais sans doute. Mais si je m’engageais sur ce terrain, en admettant que je puisse le faire — ce qui n’est pas le cas —, où cela mènerait-il ? Il y a ces douze-là, et qui sait combien d’autres dizaines avec eux. Il n’est pas difficile d’en trouver d’autres qui pourraient être impliqués. À commencer par César — quel est son rôle dans tout ça ? Il a soutenu Catilina pour le consulat l’année dernière, et nous savons qu’il est proche de Sura — c’est Sura, vous vous en souvenez, qui a permis la mise en accusation de Rabirius. Et Crassus — que penser de lui ? Plus rien ne m’étonnerait de sa part, et Labienus… c’est un tribun de Pompée… Pompée est-il impliqué ?

Il tournait comme un lion en cage.

— Ils ne peuvent pas tous fomenter ton assassinat, Cicéron, commenta Terentia, ou tu serais mort depuis longtemps.

— Sûrement. Mais ils voient tous une opportunité dans le chaos qui s’ensuivrait. Certains veulent tuer pour provoquer le chaos, et d’autres espèrent simplement se tenir à l’écart et regarder le chaos s’installer. Ils sont comme des gosses qui jouent avec le feu, et César est le pire du lot. C’est une sorte de folie — l’État est pris de folie.

Il continua de la sorte pendant encore un moment, le regard perdu, l’imagination enflammée par des visions prophétiques de Rome en ruine — le Tibre charriant du sang et le forum jonché de têtes tranchées — qu’il nous décrivit en détail.

— Je dois l’empêcher, conclut-il. Je dois arrêter cela. Il doit y avoir un moyen d’arrêter cela…

Pendant toute la scène, la dame qui lui avait apporté ces informations le regardait avec stupéfaction. Il finit par s’immobiliser devant elle, se pencha vers elle et lui prit les mains.

— Ma chère, il n’a pas dû être facile pour toi d’aller voir ma femme pour lui faire un tel récit, mais c’est la providence qui t’envoie ! Il ne s’agit pas simplement de moi, c’est Rome tout entière qui te sera redevable.

— Mais qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? sanglota-t-elle, l’éloge de Cicéron lui faisant perdre à nouveau toute maîtrise d’elle-même.

Terentia lui tendit un mouchoir et elle se tamponna les yeux.

— Je ne peux plus retourner auprès de Curius, à présent.

— Il le faut, insista Cicéron. Tu es la seule source que j’aie.

— Mais si Catilina découvre que je t’ai dévoilé ses plans, il me tuera.

— Il n’en saura rien.

— Et mon mari ? Mes enfants ? Que dois-je leur dire ? C’est déjà très mal d’avoir fréquenté un autre homme. Alors, un traître… ?

— S’ils connaissaient tes motivations, ils comprendraient. Il est vital que tu agisses comme si de rien n’était. Apprends tout ce que tu pourras de Curius. Tire-lui les vers du nez. Encourage-le s’il le faut. Cependant, tu ne peux prendre le risque de revenir ici — c’est beaucoup trop dangereux. Transmets ce que tu auras appris à Terentia. Vous pouvez vous retrouver facilement pour parler en privé dans l’enceinte du temple sans éveiller les soupçons.

Il répugnait naturellement à la dame de se retrouver mêlée à un tel enchevêtrement de trahisons. Néanmoins, quand Cicéron le voulait, il pouvait convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi. Aussi, lorsque, sans promettre véritablement l’immunité pour Curius, il laissa entendre qu’il ferait tout son possible pour se montrer clément envers son amant, elle céda. La dame repartit donc avec mission d’espionner pour lui, et Cicéron entreprit de dresser des plans.

VI

Début avril, la séance du sénat fut levée sur les vacances de printemps. Les licteurs retournèrent auprès d’Hybrida, et Cicéron décida qu’il serait plus sûr d’emmener sa famille loin de Rome, au bord de la mer. Nous partîmes à l’aube, pendant que la plupart des autres magistrats se préparaient à aller aux jeux, et prîmes la via Appia en direction du sud, accompagnés par une garde de chevaliers. Nous devions être en tout une trentaine. Cicéron reposait sur des coussins dans sa voiture découverte, écoutant ce que lui lisait Sositheus, quand il ne me dictait pas des lettres. Le petit Marcus chevauchait une mule avec un esclave qui marchait à son côté. Terentia et Tullia avaient chacune leur litière, portée par des hommes discrètement armés de poignards. Dès que nous croisions un groupe d’hommes sur la route, je craignais qu’il ne s’agît d’une bande d’assassins et, lorsque à la tombée de la nuit nous atteignîmes les abords des marais Pontins, j’avais vraiment les nerfs en pelote. Nous fîmes halte pour la nuit à Très Tabernae, où les coassements des grenouilles, la puanteur de l’eau stagnante et le bourdonnement incessant des moustiques me privèrent du moindre repos.

Le lendemain matin, nous poursuivîmes notre voyage en barge. Cicéron trônait à l’avant, les yeux clos, le visage levé vers le doux soleil printanier. Après le vacarme de la route fréquentée, le silence du canal était profond, le seul bruit étant le claquement régulier des sabots du cheval sur le chemin de halage. Cela ne ressemblait guère à Cicéron de ne pas travailler. À la halte suivante, un sac de dépêches officielles nous attendait, mais lorsque je voulus le lui donner, il me repoussa d’un geste.

Il en fut de même quand nous arrivâmes à sa villa de Formia. Il avait acheté cette propriété deux ans plus tôt — une belle maison sur la côte, face à la mer Méditerranée, pourvue d’une grande terrasse sur laquelle il écrivait le plus souvent ou répétait ses discours. Cependant, pendant toute la première semaine de notre séjour, il ne fit guère autre chose que jouer avec les enfants, les emmener pêcher le maquereau et compter les vagues sur la petite plage au pied du muret de pierre. Étant donné la gravité de ses problèmes, je fus à l’époque déconcerté par son comportement. Bien sûr, je me rends compte à présent qu’en fait il travaillait, mais à la façon dont travaillent les poètes : il faisait le vide dans son esprit, en quête d’inspiration.

Au début de la deuxième semaine, Servius Sulpicius vint dîner, accompagné de Postumia. Le vieux juriste possédait une villa de l’autre côté de la baie, à Caieta. Il n’avait pratiquement pas reparlé à Cicéron depuis la découverte de la liaison de sa femme avec César, mais il se montra exceptionnellement enjoué cette fois-là, tandis que son épouse affichait une figure anormalement morose. La raison de leurs humeurs opposées nous fut révélée juste avant le dîner, lorsqu’il attira Cicéron de côté pour lui dire un mot en privé. Arrivant tout juste de Rome, il voulait lui faire part d’une rumeur des plus réjouissantes. Il avait peine à contenir sa jubilation. César venait de prendre une nouvelle maîtresse : Servilia, l’épouse de Junius Silanus !