— Donc, César aurait une nouvelle maîtresse ? rétorqua Cicéron avec un haussement d’épaules. Autant me dire que les arbres ont de nouvelles feuilles.
— Ne comprends-tu pas ce que ça implique ? Non seulement cela met fin à toutes ces rumeurs infondées concernant Postumia et César, mais cela compliquera également les choses pour Silanus s’il veut me battre à l’élection consulaire de cet été.
— Et qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— N’est-ce pas évident ? César manipule une grosse partie des votes populistes. Il y a peu de chance qu’il les mobilise derrière le mari de sa maîtresse, si ? Une partie de ces votes pourrait bien me revenir. Ainsi, avec l’approbation des patriciens et avec ton soutien, je crois vraiment que le plus dur est fait.
— Eh bien, je te félicite, et je serai fier de te proclamer vainqueur d’ici trois mois. Est-ce qu’on sait combien de candidats vont effectivement se présenter ?
— Il y en aura au moins quatre.
— Toi et Silanus. Qui d’autre ?
— Catilina.
Le visage de Cicéron ne laissa rien transparaître.
— Alors, Catilina se présente ?
— Oh oui ! Aucun doute là-dessus. César a fait savoir qu’il le soutiendrait à nouveau.
— Et le quatrième ?
— Licinius Murena, répondit Servius, nommant un ancien légat de Lucullus qui était à présent gouverneur de Gaule transalpine. Mais il ressemble trop à un soldat pour être vraiment suivi en ville.
Ils dînèrent ce soir-là sous les étoiles. J’entendais de ma chambre les soupirs de la mer contre les rochers et, de temps à autre, les voix des quatre convives portées par le doux air salin avec le parfum entêtant de leur poisson grillé. Au matin, très tôt, ce fut Cicéron lui-même qui vint me réveiller. J’eus la surprise de le trouver assis au pied de mon étroit matelas, toujours vêtu des habits qu’il portait la veille au soir. Il faisait à peine jour. Cicéron ne semblait pas avoir dormi du tout.
— Tiron, habille-toi, me dit-il d’une voix tendue. Il est temps de se mettre en route.
Pendant que j’enfilais mes souliers, il me raconta ce qui s’était passé. À la fin du dîner, Postumia avait trouvé un prétexte pour lui parler seul à seul.
— Elle m’a pris le bras et m’a demandé de faire le tour de la terrasse avec elle, me confia Cicéron, et j’ai cru un instant qu’elle allait me proposer de prendre la place de César dans son lit car elle était légèrement ivre et sa robe était pratiquement ouverte jusqu’aux genoux. Mais non : il semble que ses sentiments pour César soient passés du désir à la haine viscérale, et tout ce qu’elle veut, c’est le trahir. Elle assure que César et Servilia sont faits l’un pour l’autre et qu’il n’y a pas plus impitoyables qu’eux. Elle dit — et là, je la cite mot pour mot : « Servilia veut devenir femme de consul et César se plaît à baiser les femmes de consul, alors quelle union pourrait être mieux assortie ? Ne fais pas attention à ce que prétend mon mari. César fera tout ce qui est en son pouvoir pour faire gagner Silanus. »
— Est-ce que ce serait une si mauvaise chose ? demandai-je stupidement, car j’étais encore à moitié endormi. Je croyais que tu disais que Silanus était un type ennuyeux mais respectable, et parfait pour les hautes fonctions.
— Bien sûr que je veux qu’il gagne, imbécile ! C’est ce que veulent les patriciens et c’est apparemment ce que veut César aussi. Silanus est donc assuré d’être élu. La vraie bagarre va se jouer pour la deuxième place — et là, à moins d’être extrêmement prudent, c’est Catilina qui va l’emporter.
— Mais Servius est tellement confiant…
— Pas confiant, corrigea Cicéron, présomptueux — ce qui est exactement ce que César veut qu’il soit.
Je m’aspergeai le visage d’eau froide. Je commençais enfin à me réveiller. Cicéron était déjà presque sorti de la chambre.
— Puis-je te demander où nous allons ? lançai-je.
— Dans le Sud, répondit-il par-dessus son épaule. Dans la baie de Naples, voir Lucullus.
Il laissa un mot d’explication à Terentia et nous partîmes avant son réveil. Nous voyageâmes en voiture fermée pour éviter d’être reconnus — précaution nécessaire car on eût dit que la moitié des membres du sénat, fatigués par l’hiver interminable à Rome cette année-là, se rendaient aux bains chauds de Campanie. Nous avions réduit l’escorte pour aller plus vite, et seuls deux hommes assuraient la protection du consul : un chevalier à la carrure impressionnante qui avait pour nom Titus Sextus, et son frère tout aussi solidement bâti, Quintus : ils allaient à cheval, l’un devant nous et l’autre derrière.
À mesure que le soleil montait, l’air se réchauffait, la mer devenait plus bleue, et les fragrances de mimosas, d’herbes sèches et de pins odorants envahirent peu à peu la voiture. J’écartais de temps en temps le rideau pour contempler le paysage, et je me fis le serment que si jamais j’acquérais un jour cette petite ferme que je désirais tant, ce serait par ici, dans le Sud. Cicéron, lui, ne vit rien. Il dormit pendant tout le trajet et ne se réveilla qu’en fin d’après-midi, alors que nous étions cahotés sur la voie étroite qui menait à Misène, où Lucullus avait sa… bon, j’allais appeler sa demeure une maison, mais le terme ne convient guère pour décrire le palais des délices, la Villa Cornelia, qu’il avait achetée et fait agrandir sur la côte.
Elle se dressait sur le promontoire où est enseveli le héraut des Troyens, et jouissait de la vue peut-être la plus enchanteresse d’Italie, de l’île de Prochyta jusqu’aux hauteurs de Caprae en passant par le bleu merveilleux de la baie de Naples. Une douce brise caressait le sommet d’une avenue de cyprès, et en descendant de notre voiture poussiéreuse, nous eûmes l’impression de fouler le paradis.
Lorsqu’il apprit qui se trouvait dans son jardin, Lucullus vint nous accueillir en personne. Il avait dans les cinquante-cinq ans, semblait très maniéré et languissant, et commençait à s’épaissir : à le voir ainsi en tunique grecque et chaussons de soie, jamais on n’aurait pu croire que c’était un grand général, le plus grand même depuis Scipion ; il évoquait plutôt un maître à danser vieillissant. Cependant, le détachement de légionnaires qui gardait sa maison et les licteurs étendus à l’ombre des platanes rappelaient qu’il avait été proclamé imperator sur le champ de bataille et disposait encore de l’imperium militaire. Il insista pour que Cicéron dîne en sa compagnie et passe la nuit à la villa, et pour qu’il prenne un bain et se repose auparavant. Sa politesse exquise, ou sa froideur, était telle qu’il n’exprima pas la moindre curiosité quant au motif de la venue impromptue de Cicéron.
Des laquais emmenèrent le consul et son escorte. Je supposais que je serais consigné dans le quartier des esclaves, mais il n’en fut rien : en tant que secrétaire particulier du consul, j’eus droit moi aussi à une chambre d’invité, on m’apporta des vêtements propres et il m’arriva quelque chose d’ahurissant dont le souvenir me fait rougir aujourd’hui encore mais que l’honnêteté m’oblige à consigner dans ce récit. Une jeune esclave apparut. Elle était grecque, aussi pus-je converser avec elle dans sa langue. Elle avait une vingtaine d’années, beaucoup de charme et une robe à manches courtes — mince, la peau mate, coiffée d’une masse de cheveux noirs rassemblés en chignon qui n’attendait que de retomber comme un rideau. Elle s’appelait Agathe. Avec force gloussements et des gestes insistants, elle me persuada de me dévêtir et de pénétrer dans une petite cabine dépourvue de fenêtre qui était entièrement tapissée de mosaïques figurant des créatures marines. Je restai là un instant, me sentant assez stupide, jusqu’au moment où, tout à coup, le plafond parut s’effacer pour déverser une pluie claire et tiède.