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— Foutaises.

Lucullus s’essuya enfin la bouche, et le fragment de poisson disparut.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu as fait cinquante milles dans la journée juste pour me dire ça ?

— Oh, par tous les dieux, tu es trop rusé pour moi, imperator ! s’exclama Cicéron avec un sourire flatteur. Très bien, j’avoue que je voulais aussi m’entretenir d’une question politique avec toi.

— Vas-y.

— Je crois que nous courons à la catastrophe, dit Cicéron, le ton soudain grave.

Il repoussa son assiette puis, rassemblant toute son éloquence, entreprit de décrire l’état de la république en les termes les plus sévères, insistant tout particulièrement sur le soutien de César à Catilina et sur le programme révolutionnaire de ce dernier prévoyant d’annuler les dettes et de confisquer les biens des plus riches. Il n’eut pas besoin de préciser quelle menace cela constituerait pour Lucullus, qui vivait dans son palais au milieu de l’or et des soieries : c’était parfaitement évident. Le visage de notre hôte s’assombrissait à mesure que Cicéron parlait. Quand Cicéron en eut terminé, Lucullus prit tout son temps pour répondre.

— Alors, tu crois vraiment que Catilina pourrait gagner le consulat ?

— Oui. Silanus arrivera premier, et lui sera élu en second.

— Il faut absolument l’en empêcher.

— Je suis bien d’accord.

— Et qu’est-ce que tu proposes ?

— Eh bien, c’est ce qui m’amène. J’aimerais que tu célèbres ton triomphe la veille des élections consulaires.

— Pourquoi ?

— J’imagine que, pour le défilé, tu projettes de faire venir à Rome plusieurs milliers de tes vétérans de tous les coins de l’Italie ?

— Effectivement.

— Que tu les recevras somptueusement et les récompenseras généreusement sur le butin de tes victoires ?

— Bien entendu.

— Et qu’ils écouteront donc tes conseils sur le candidat à soutenir pour ces élections consulaires ?

— J’imagine que oui.

— Auquel cas, je sais exactement pour qui ils devraient voter.

— Ça ne m’étonne pas, commenta Lucullus avec un sourire cynique. Tu penses à ton grand allié Servius, non ?

— Oh non, répliqua Cicéron avec dédain, pas lui. Le pauvre n’a pas une chance. Non, je pense à ton ancien légat — et leur ancien compagnon d’armes — Lucius Murena.

Aussi habitué que je fusse aux méandres des stratagèmes de Cicéron, je n’avais pas imaginé un instant qu’il pourrait abandonner Servius avec une telle promptitude. Pendant un moment, je n’en crus pas mes oreilles. Lucullus avait l’air tout aussi surpris que moi.

— Je croyais que Servius comptait parmi tes plus proches amis ?

— Il s’agit de la République romaine, répliqua Cicéron, pas d’une coterie d’amis. Évidemment que mon cœur me presse de voter pour Servius. Mais ma tête me dit qu’il ne pourra pas battre Catilina. Alors que Murena, avec ton soutien, pourrait tout juste y arriver.

Lucullus se renfrogna.

— J’ai un problème avec Murena. Son plus proche lieutenant en Gaule n’est autre que ce monstre dépravé, mon ancien beau-frère — un personnage dont le nom me fait tant horreur que je refuse de me salir la bouche en le prononçant.

— Eh bien, c’est moi qui le prononcerai pour toi, repartit Cicéron. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup Clodius. En politique, toutefois, on ne peut pas toujours choisir ses amis ou ses ennemis. Pour sauver la république, je dois abandonner un vieux compagnon qui m’est cher. Pour sauver la république, tu dois soutenir l’allié de ton pire ennemi.

Il se pencha par-dessus la table et ajouta à voix basse :

— Ainsi le veut la politique, imperator, et si jamais vient le jour où nous n’aurons plus le courage de faire ce travail-là, il nous faudra quitter la vie publique et nous contenter d’élever des poissons !

Je craignis un instant qu’il ne fût allé trop loin. Lucullus jeta sa serviette et jura qu’il n’était pas prêt à subir un chantage pour trahir ses principes. Mais, comme d’habitude, Cicéron avait bien évalué le personnage. Il laissa Lucullus fulminer tout son soûl puis se garda bien de répondre et contempla simplement la baie en sirotant son vin. Le silence s’éternisa. La lune traçait sur l’eau un sentier d’argent miroitant. Finalement, d’une voix chargée de colère contenue, Lucullus déclara que Murena ferait sans doute un consul convenable s’il acceptait d’être conseillé, sur quoi Cicéron promit de présenter la question du triomphe devant le sénat dès la fin des vacances.

Comme les deux hommes n’avaient plus ni l’un ni l’autre envie de discuter, nous nous retirâmes tous de bonne heure dans nos chambres. Je n’avais pas regagné la mienne depuis longtemps quand j’entendis frapper doucement à ma porte. J’ouvris et trouvai Agathe. Elle entra sans un mot. Je supposai qu’elle était envoyée par l’intendant de Lucullus et lui dis qu’elle n’était pas obligée, mais elle prit place sur mon lit et m’assura qu’elle venait de sa propre initiative, alors je la rejoignis. Nous bavardâmes entre deux caresses, et elle me parla un peu d’elle — comment ses parents, morts à présent, avaient été ramenés d’Orient comme esclaves faisant partie du butin de guerre de Lucullus, et les vagues souvenirs qu’elle avait de son village en Grèce. Elle avait travaillé aux cuisines et s’occupait à présent des invités de l’imperator, mais, le moment venu, quand elle serait moins jolie, avec un peu de chance elle retournerait aux cuisines ; sinon, ce serait les champs, et une mort précoce. Elle racontait tout cela sans s’apitoyer sur elle-même, comme on pourrait décrire l’existence d’un cheval ou d’un chien. Caton se prétendait stoïque, me semble-t-il, mais je dirais que cette fille l’était de fait, souriant à son destin quel qu’il fût et s’armant avec sa dignité contre le désespoir.

Lorsque je me réveillai, à l’aube, elle était partie.

Est-ce que je te surprends, lecteur ? Je me rappelle m’être surpris moi-même. Après toutes ces années de solitude, j’avais même cessé d’imaginer de telles choses et me contentais de les laisser aux poètes : « Quelle vie y a-t-il, quelle joie, sans Aphrodite d’or ? » Connaître les mots était une chose ; jamais je ne me serais attendu à savoir ce qu’il y avait derrière.

J’avais espéré que nous resterions au moins une nuit de plus, mais Cicéron m’annonça dès le matin que nous partions le jour même. Son plan impliquait le secret absolu, et plus longtemps il séjournerait à Misène, plus il craignait que sa présence ne passe pas inaperçue. Aussi, après un bref entretien avec Lucullus, nous repartîmes dans la voiture couverte. Alors que nous descendions vers la route côtière, je contemplai la propriété derrière nous. De nombreux esclaves travaillaient dans les jardins et œuvraient sous les diverses parties de l’immense villa, la préparant pour une nouvelle journée de perfection printanière. Cicéron regardait lui aussi par-dessus son épaule.

— Ils étalent leurs richesses, murmura-t-il, et après ils s’étonnent d’être autant détestés. Et si Lucullus, qui n’a pas vraiment réussi à vaincre Mithridate, est devenu aussi prodigieusement riche, tu imagines la fortune colossale que Pompée doit avoir accumulée ?

Je n’arrivais pas à l’imaginer, et je n’en avais pas envie. J’en étais malade. Jamais auparavant il ne m’était apparu aussi absurde d’accumuler les trésors pour le simple plaisir de les accumuler qu’en cette chaude matinée bleue, tandis que la demeure s’évanouissait derrière moi.