Lorsque j’eus rangé mes quelques affaires et trouvé une cachette pour les économies de toute ma vie, je rejoignis Cicéron qui faisait le tour du propriétaire. Les colonnades nous menèrent à une fontaine et à une maison d’été, sous une pergola puis dans une roseraie. Les quelques fleurs qui subsistaient étaient charnues et délavées ; à peine Cicéron en effleura-t-il une que les pétales tombèrent. J’avais le sentiment d’être observé par toute la ville et cela me mit mal à l’aise, mais c’était le prix à payer pour avoir une belle vue, et celle-ci était prodigieuse. Au-delà du temple de Castor, on distinguait très nettement les rostres, et la curie encore au-delà. Et si l’on regardait de l’autre côté, on parvenait tout juste à distinguer l’arrière de la résidence officielle de César.
— J’y suis enfin arrivé, dit Cicéron en la regardant avec un petit sourire. J’ai une plus belle maison que lui.
Les mystères de la Bonne Déesse tombaient comme d’habitude le 4 décembre. Un an tout juste s’était écoulé depuis l’arrestation des conjurés, et une semaine depuis notre déménagement. Cicéron n’avait rien à faire au tribunal, et l’ordre du jour du sénat était inintéressant. Il me dit donc que, pour une fois, nous ne descendrions pas en ville et passerions plutôt la journée à travailler à ses mémoires.
Il avait décidé de rédiger une version de son autobiographie en latin, pour le lecteur ordinaire, et une version en grec pour un lectorat plus limité. Il essaya aussi de persuader un poète d’écrire sur son consulat un poème épique en vers. Son premier choix, Archias, qui avait exécuté une œuvre similaire pour Lucullus, hésita à s’engager ; il prétendit qu’il était trop vieux, à soixante ans, pour rendre justice à un thème aussi immense. L’autre choix favori de Cicéron, Thyillus, très en vogue à l’époque, répondit humblement que ses pauvres talents de versificateur ne seraient tout simplement pas à la hauteur de la tâche.
— Ah, ces poètes ! grommela Cicéron. Je ne sais pas ce qui leur prend. L’histoire de mon consulat est un vrai cadeau pour quiconque a la moindre étincelle d’imagination. On dirait bien, poursuivit-il sombrement, instillant soudain la peur au plus profond de mon cœur, que je devrai écrire ce poème moi-même.
— Serait-ce vraiment sage ? objectai-je.
— Que veux-tu dire ?
Je commençais à transpirer.
— Eh bien, après tout, même Achille a eu besoin de son Homère. Son histoire n’aurait peut-être pas eu la même… comment dire… ? la même résonnance épique s’il l’avait racontée de son point de vue.
— J’ai résolu ce problème hier soir, dans mon lit. Mon projet est de faire raconter mon histoire par la voix des dieux, chacun d’eux me rappelant à son tour des épisodes de ma carrière pour m’accueillir tel un immortel sur le mont Olympe.
Il se redressa d’un bond et s’éclaircit la gorge.
— Je vais te montrer ce que ça donne :
Par tous les cieux, quels vers épouvantables ! Les dieux durent verser des larmes en les entendant. Quand l’envie lui en prenait, Cicéron pouvait empiler les hexamètres avec la même facilité qu’un maçon empilait les briques : trois, quatre ou même cinq cents lignes par jour n’étaient rien pour lui. Il arpentait sa grande bibliothèque, interprétant tour à tour les rôles de Jupiter, Minerve, et Uranie, les mots jaillissant avec tant de facilité que j’avais peine à le suivre, même avec mon système de notes. Quand Sositheus finit par entrer sur la pointe des pieds pour annoncer que Clodius attendait dehors, je dois avouer que je fus profondément soulagé. La matinée était déjà bien avancée — nous étions au moins dans la sixième heure — et Cicéron était tellement en veine qu’il faillit envoyer son visiteur paître. Cependant, il savait que Clodius rapportait sûrement un potin de choix, et la curiosité l’emporta. Il demanda à Sositheus de le faire entrer, et Clodius ne tarda pas à arriver dans la bibliothèque, ses boucles dorées coiffées avec élégance, le bouc soigneusement taillé et ses membres bronzés exhalant un parfum d’huile de crocus. Il avait trente ans à présent et était un homme marié puisqu’il avait épousé la riche héritière de quinze ans, Fulvia, pendant l’été, en même temps qu’il était élu magistrat. Non que la vie maritale le retînt beaucoup chez lui. La dot de la jeune fille leur avait permis d’acquérir une grande maison sur le Palatin, et elle y restait presque toujours seule le soir pendant qu’il continuait à faire la fête dans les tavernes de Subura.
— J’ai du croustillant, annonça Clodius avant de lever un doigt à l’ongle brillant. Mais tu ne dois en parler à personne.
Cicéron lui fit signe de s’asseoir.
— Tu connais ma discrétion.
— Tu va adorer ça, assura Clodius en prenant un siège. Ça va éclairer ta journée.
— J’espère que ton histoire sera à la hauteur de l’annonce.
— Aucun doute, fit Clodius en tirant sur sa petite barbe avec un sourire réjoui. Le Gardien de la Terre et de la Mer divorce.
Cicéron se tenait renversé sur sa chaise, un demi-sourire aux lèvres, soit sa pose habituelle lorsqu’il bavardait avec Clodius. Soudain, il se redressa lentement.
— Tu en es tout à fait sûr ?
— Je viens de l’apprendre par ta voisine, ma charmante sœur — qui, au fait, t’envoie toute son affection —, qui a reçu la nouvelle par messager spécial de son cher mari Celer, la nuit dernière. Apparemment, Pompée aurait écrit à Mucia pour lui demander de ne plus être dans sa maison lorsqu’il serait rentré à Rome.
— C’est-à-dire quand ?
— Dans quelques semaines. Sa flotte se trouve devant Brundisium. Il a peut-être même déjà débarqué.
Cicéron émit un sifflement.
— Alors, il rentre enfin. Après ces six années, je commençais à croire que je ne le reverrais jamais.
— Dis plutôt que tu espérais ne jamais le revoir.
C’était une remarque impertinente, mais Cicéron était trop préoccupé par le retour imminent de Pompée pour y prêter attention.
— S’il divorce, cela signifie sûrement qu’il se remarie. Clodia a une idée de qui il a en vue ?
— Non, tout ce qu’elle sait, c’est que Mucia se fait joliment mettre à la porte et que les enfants restent avec Pompée, bien qu’il ne les connaisse pratiquement pas. Les frères de Mucia sont tous les deux très remontés, comme tu peux t’en douter. Celer jure qu’il a été trahi. Nepos le proclame plus encore. Naturellement, Clodia trouve tout cela très drôle. Tout de même, quelle insulte, hein, après tout ce qu’ils ont fait pour lui — de voir leur sœur répudiée publiquement pour adultère ?