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— Et voilà, c’est toujours la même histoire grogna Quintus. Tu as même réussi à échapper au mariage. Je vous jure que ce type détient le secret d’une vie réussie ! Pourquoi n’assumes-tu pas ta part de problèmes domestiques, comme le reste d’entre nous ?

— Ça suffit, dit Cicéron en se levant. Nous allons te laisser, Atticus, avant que ne soient prononcés des mots qui dépassent la pensée. Quintus ?

Il tendit la main à son frère, qui se rembrunit et détourna les yeux.

— Quintus ! répéta-t-il avec emportement en lui tendant de nouveau la main.

Quintus se retourna à contrecœur et leva vers son aîné un regard où je lus fugitivement une telle haine que j’en eus le souffle coupé. Alors, il jeta sa serviette et se leva. Il vacillait et faillit tomber sur la table, mais je le saisis par le bras et il recouvra son équilibre. Il sortit en titubant de la bibliothèque, et nous le suivîmes dans l’atrium.

Cicéron avait fait venir une litière pour nous ramener chez nous, il insista cependant pour que ce soit Quintus qui la prenne.

— Tu rentres à la maison, frère. Nous irons à pied.

Nous l’aidâmes à s’installer, puis Cicéron dit aux porteurs de le conduire à notre ancienne adresse sur l’Esquilin, à côté du temple de Tellus, où Quintus s’était installé après le déménagement de Cicéron. Quintus dormait déjà quand les porteurs se mirent en route. En le regardant partir, je me dis qu’il n’était pas facile d’être le cadet d’un génie, et que tous les choix qui s’étaient présentés dans la vie de Quintus — sa carrière, sa maison, et même sa femme — avaient été faits pour répondre aux exigences de son aîné brillant et ambitieux, qui arrivait toujours à le convaincre de n’importe quoi.

— Il ne pense pas à mal, dit Cicéron à Atticus. Il s’inquiète pour l’avenir, c’est tout. Quand le sénat aura décidé quelles provinces entreront dans le tirage au sort de cette année et qu’il saura où il ira, il se sentira mieux.

— Je suis sûr que tu as raison. Je crains pourtant qu’il ne pense au moins une partie de ce qu’il a dit, et j’espère que cela n’exprime pas ta pensée aussi.

— Mon très cher ami, j’ai parfaitement conscience que notre relation t’a coûté bien plus qu’elle ne t’a rapporté. Nous avons simplement choisi d’aller par des chemins différents, c’est tout. J’ai opté pour la carrière publique tandis que tu aspires à une indépendance honorable, et qui pourrait dire lequel d’entre nous a raison ? Mais pour toutes les qualités qui comptent vraiment, je ne connais personne qui te surpasse, moi y compris. Voilà… Nous sommes bien d’accord ?

— Nous sommes parfaitement d’accord.

— Et promets-tu de venir me voir avant de partir et de m’écrire souvent pendant ton absence ?

— Je te le promets.

Cicéron l’embrassa alors sur la joue et les deux amis se séparèrent. Atticus se retira dans sa belle maison avec ses trésors et ses livres pendant que l’ancien consul descendait la colline en direction du forum avec ses gardes du corps. Pour ce qui est de la définition d’une vie réussie et des moyens d’y parvenir — question dans mon cas purement théorique évidemment —, mes affinités allaient entièrement à Atticus. Il me semblait à l’époque — et encore aujourd’hui, mais avec d’autant plus d’acuité — que c’était pure folie pour un homme de chercher le pouvoir quand il pouvait rester au soleil à lire un livre. Même si j’avais été un homme libre, jamais je n’aurais été mû par cette force d’ambition sans laquelle aucune ville n’est conçue, ni aucune ville détruite.

Le hasard voulut que notre chemin suivît tous les lieux, étape par étape, des triomphes de Cicéron, et il devint très silencieux en marchant, méditant certainement sur sa conversation avec Atticus. Nous passâmes devant la curie déserte et fermée où il avait prononcé tant de discours mémorables ; devant le mur courbe des rostres, surmonté par sa multitude de statues héroïques et du haut duquel il s’était adressé aux milliers de Romains rassemblés là ; puis nous longeâmes enfin le temple de Castor, où il avait exposé son cas devant le tribunal dans la longue bataille juridique qui allait l’opposer à Verres et avait lancé sa carrière. Les grands édifices et monuments publics, tellement impressionnants et silencieux dans l’obscurité, me parurent cette nuit-là aussi insaisissables que l’air que nous respirons. Nous entendîmes des voix dans le lointain et des frottements occasionnels plus proches, mais ce n’étaient que des rats sur des tas d’ordures.

Nous quittâmes le forum et découvrîmes devant nous une myriade de lumières sur le Palatin, qui suivaient la forme de la colline — la lueur jaune et vacillante des torches et des braseros sur les terrasses, les points lumineux des chandelles et des lampes par les fenêtres, entre les arbres. Soudain, Cicéron s’immobilisa.

— N’est-ce pas notre maison ? demanda-t-il en désignant un gros rassemblement de lumières.

Je suivis la direction de son bras tendu et répondis qu’en effet, ce devait être la sienne.

— C’est très étrange, ajouta-t-il. La plupart des pièces semblent éclairées. On dirait que Terentia est rentrée.

Nous nous dépêchâmes de gravir la côte.

— Si Terentia a quitté la cérémonie plus tôt, lança Cicéron essoufflé, par-dessus son épaule, ce n’est pas de sa volonté. Il s’est sûrement passé quelque chose.

Il fit presque en courant le reste du chemin jusqu’à la maison et tambourina contre la porte. À l’intérieur, nous trouvâmes Terentia dans l’atrium, entourée par tout un groupe de femmes et de jeunes filles qui semblèrent s’éparpiller en pépiant comme des oiseaux à l’approche de Cicéron. Cette fois encore, elle portait un manteau serré sur sa gorge pour dissimuler sa tenue sacrée.

— Terentia ? s’enquit-il en s’avançant vers elle. Que se passe-t-il ? Tu vas bien ?

— Aussi bien que possible, répondit-elle d’une voix glacée et vibrante de fureur. C’est Rome qui ne va pas bien !

Les générations futures trouveront sans doute absurde que tant de catastrophes aient pu découler d’un épisode aussi grotesque. En fait, cela paraissait déjà grotesque à l’époque : c’est généralement ce qu’on pense des excès de la morale publique. Mais l’existence humaine est étrange et imprévisible. Un plaisantin casse un œuf, et il en sort une tragédie.

Les faits sont simples. Terentia les raconta à Cicéron ce soir-là et l’histoire ne fut jamais réellement mise en doute. Elle était arrivée chez César et avait été accueillie par la servante de Pompeia, Abra — une fille aux mœurs notoirement dissolues, bien assortie, en la matière, au caractère de sa maîtresse et, en l’occurrence, de son maître aussi, quoiqu’il ne se trouvât évidemment pas sur les lieux. Abra conduisit Terentia dans la salle principale de la maison où Pompeia, hôtesse de la soirée, et les vierges vestales attendaient déjà avec la mère de César, Aurélia.

Moins d’une heure plus tard, toutes les matrones des milieux dirigeants de Rome étaient réunies et les rites commencèrent. Ce qu’elles faisaient exactement, Terentia ne nous le dit pas, sinon que la plus grande partie de la maison était plongée dans l’obscurité quand, soudain, elles avaient été interrompues par des hurlements. Elles se précipitèrent pour en découvrir la source et tombèrent aussitôt sur une des affranchies d’Aurelia qui faisait une crise d’hystérie. Entre deux sanglots, elle cria qu’il y avait un intrus dans la maison ! Elle s’était approchée de ce qu’elle avait pris pour une musicienne et s’était aperçue qu’il s’agissait en fait d’un homme déguisé ! C’est à ce moment que Terentia s’aperçut que Pompeia avait disparu.