Aurélia prit aussitôt la situation en main et ordonna de recouvrir tous les objets sacrés, puis de verrouiller les portes et de poster des sentinelles. Ensuite, avec les femmes les plus courageuses, dont Terentia, elles fouillèrent systématiquement l’énorme maison. Elles finirent par trouver, dans la chambre de Pompeia, un personnage voilé, habillé en femme, qui tenait une lyre et tentait de se dissimuler derrière un rideau. Elles le pourchassèrent dans l’escalier puis dans la salle à manger. Il tomba sur un lit de repas et elles lui arrachèrent son voile. Elles le reconnurent presque toutes. Il avait rasé son mince collier de barbe et mis du fard à ses joues, du noir sur ses yeux et du rouge à lèvres, mais cela ne suffisait pas à dissimuler le joli visage du célèbre Publius Clodius Pulcher — « Ton ami Clodius », comme le rappela amèrement Terentia à Cicéron.
Clodius, qui était complètement ivre, comprit qu’il était découvert et sauta sur la table du triclinium, souleva sa robe en s’exposant à toute l’assemblée, y compris aux vierges vestales, et profita de la panique et des évanouissements pour quitter la pièce et s’enfuir de la maison par la fenêtre ouverte de la cuisine. Ce ne fut qu’à ce moment que Pompeia réapparut avec Abra, s’attirant aussitôt les foudres d’Aurelia, qui accusa sa belle-fille et sa servante de collusion avec l’auteur du sacrilège. Toutes deux nièrent avec force larmes mais la grande vestale annonça que leurs protestations importaient peu : une profanation avait eu lieu, les rites sacrés devaient être abandonnés et les femmes devaient toutes rentrer chez elles sur-le-champ.
Tel fut le récit de Terentia, et Cicéron l’écouta avec un mélange d’incrédulité, de dégoût et d’amusement douloureusement réprimé. Il lui faudrait de toute évidence défendre une ligne morale très stricte en public et devant Terentia — c’était proprement scandaleux, il était bien d’accord avec elle — mais en secret, il trouvait aussi que c’était l’une des histoires les plus hilarantes qu’il eût jamais entendues. En particulier l’image de Clodius agitant sa virilité devant le visage horrifié des matrones les plus guindées de Rome le fit pleurer de rire. Il garda cependant ses larmes pour l’intimité de sa bibliothèque. Sur le plan politique, il estimait que Clodius s’était révélé un parfait idiot — « Il a trente ans, pour l’amour du ciel, pas vingt ! » — et que, du coup, sa carrière de magistrat était terminée avant même d’avoir commencé. Il soupçonna aussi, non sans plaisir, que César pourrait en pâtir également : le scandale s’était produit dans sa maison et avait impliqué sa femme. Cela ne ferait pas bon effet.
Ce fut dans cet état d’esprit que Cicéron se rendit au sénat le lendemain matin, un an et un jour après le débat sur le destin des conjurés. La plupart des principaux sénateurs savaient par leur épouse ce qui s’était passé et, tandis qu’ils attendaient dans le senaculum que les auspices fussent pris, il n’y avait parmi eux qu’un sujet de discussion, ou du moins n’y en eut-il plus qu’un après la tournée de Cicéron. Le Père de la Patrie passait solennellement d’un groupe à un autre en affichant une expression de piété et de gravité, les bras croisés dans les plis de la toge et secouant la tête, et il propageait à contrecœur la nouvelle du scandale auprès de ceux qui ne la connaissaient pas encore.
— Oh, regardez, disait-il pour conclure, voilà ce pauvre César — tout cela doit être terriblement gênant pour lui.
César, le jeune grand pontife, n’avait effectivement pas bonne mine alors qu’il se tenait seul dans le matin grisâtre de décembre, sa fortune au plus bas. Sa préture, qui touchait maintenant à sa fin, n’avait pas été une réussite : à un moment, il avait même été suspendu et avait eu de la chance de ne pas être traîné devant la justice avec les autres partisans de Catilina. Il attendait avec inquiétude de savoir quelle province lui serait allouée. Etant donné ses dettes auprès des prêteurs sur gages, il faudrait qu’il obtienne un gouvernement très lucratif. Et voilà que cette histoire ridicule impliquant Clodius et Pompeia menaçait de faire de lui un bouffon. On aurait presque été tenté de le plaindre à voir ses yeux meurtriers posés sur Cicéron faisant le tour du sénat pour propager l’anecdote. Le plus grand fornicateur de Rome, cocu à son tour ! Un homme de moindre trempe aurait passé la journée à l’écart du sénat, mais ce n’était pas le genre de César. Une fois les auspices lus, il entra dans la curie et s’assit sur le banc des préteurs, à deux places de Quintus, pendant que Cicéron allait rejoindre les anciens consuls de l’autre côté de l’allée centrale.
La séance venait à peine de commencer quand l’ancien préteur Cornificius, qui se considérait comme le gardien de la probité religieuse, profita d’une question de procédure pour demander un débat d’urgence sur les événements « honteux et immoraux » qui s’étaient, semblait-il, déroulés pendant la nuit dans la résidence officielle du grand pontife. En y réfléchissant, cela aurait pu signifier la fin pure et simple de Clodius. Il n’était même pas encore éligible pour siéger au sénat. Heureusement pour lui, le consul qui présidait en décembre n’était autre que son beau-père par alliance, Murena, et, quels que fussent ses sentiments personnels sur la question, il n’avait aucune intention d’aggraver encore les ennuis de la famille.
— Ce n’est pas au sénat d’en débattre, décida Murena. S’il s’est effectivement passé quelque chose, l’enquête relève de la compétence des autorités religieuses.
Caton s’empressa de se lever, les yeux enflammés à la simple idée d’une telle décadence.
— Alors je propose que cette chambre demande au collège des pontifes de mener une enquête, déclara-t-il, puis de nous en communiquer les conclusions dès que possible.
Murena n’eut d’autre choix que de soumettre la motion au vote, et elle passa sans discussion. Cicéron m’avait confié plus tôt qu’il n’avait pas l’intention d’intervenir (« Je vais laisser Caton et les autres faire un esclandre s’ils en ont envie ; moi, je resterai en dehors de ça. Ce sera plus digne »). Cependant, le moment venu, il ne put résister à la tentation. Il se dressa, l’air grave, et se tourna vers César.
— Comme le scandale présumé s’est produit sous le propre toit du grand pontife, peut-être pourrait-il nous épargner l’attente des résultats d’une enquête en nous disant tout de suite si un outrage a été commis ou non ?
César avait le visage tellement crispé que, même depuis mon ancien poste d’observation près de la porte — que j’avais dû reprendre maintenant que Cicéron n’était plus consul —, je pouvais voir les muscles de sa mâchoire palpiter lorsqu’il se leva pour répondre.
— Les mystères de la Bonne Déesse ne dépendent pas du grand pontife puisqu’il n’a même pas le droit d’être présent pendant leur célébration, dit-il avant de se rasseoir.
Cicéron prit une expression perplexe et se releva.
— Mais n’était-ce pas la propre épouse du grand pontife qui présidait la cérémonie, cette fois-ci ? Il doit au moins avoir une idée de ce qui s’est passé.
Il reprit sa place.
César hésita une fraction de seconde, puis se leva et annonça tranquillement :
— Cette femme n’est plus mon épouse.
Un murmure excité fit le tour de la chambre. Cicéron se leva de nouveau et, cette fois, sa perplexité ne parut pas feinte.
— Nous pouvons donc en conclure qu’il y a bien eu outrage.
— Pas nécessairement, répliqua César avant de se rasseoir.