— Mais si rien de scandaleux ne s’est produit, pourquoi le grand pontife divorce-t-il ?
— Parce que l’épouse du grand pontife se doit d’être au-dessus de tout soupçon.
Le détachement de la réponse suscita un certain amusement et Cicéron se garda de se relever, faisant signe à Murena qu’il ne désirait pas approfondir la question. Plus tard, sur le chemin de la maison, il me confia, non sans une note d’admiration :
— C’est la chose la plus impitoyable que j’aie jamais vue au sénat. Depuis combien de temps dirais-tu que César et Pompeia sont mariés ?
— Cela doit faire six ou sept ans.
— Et pourtant, je suis certain qu’il n’a décidé le divorce que pendant que je l’interrogeais. Il a pris conscience que c’était la meilleure façon de se sortir de ce mauvais pas. Il faut lui reconnaître ça : la plupart des hommes ne seraient pas prêts à abandonner leur chien aussi facilement.
Je pensai tristement à la belle Pompeia et me demandai si elle savait que son mari venait de mettre publiquement fin à leur mariage. Connaissant la promptitude habituelle de César, je soupçonnais qu’elle serait à la rue avant la tombée de la nuit.
Lorsque nous arrivâmes à la maison, Cicéron se rendit directement dans sa bibliothèque pour éviter de tomber sur Terentia et s’allongea sur un divan.
— J’ai besoin d’entendre du grec le plus pur pour laver la saleté de toute cette politique, commenta-t-il.
Sositheus, qui lui faisait habituellement la lecture, était malade, aussi me demanda-t-il si je voulais bien me charger de cet office et, à sa requête, j’allai chercher un exemplaire d’Euripide dans son compartiment et le déroulai devant la lampe. Il voulait que je lise Les Suppliantes, sans doute parce que, en ce jour, l’exécution des conjurés était particulièrement présente à son esprit et qu’il espérait au moins qu’ayant remis les corps de ses ennemis à leur famille pour qu’ils soient inhumés avec les honneurs, il avait joué le rôle de Thésée. Je venais d’arriver à ses vers préférés — C’est chose dangereuse que la témérité chez un chef ; chez un capitaine, garder son sang-froid quand il convient est d’un sage. Pour moi, le vrai courage, c’est la prudence — quand un esclave vint annoncer que Clodius était dans l’atrium.
Cicéron jura.
— Dis-lui de sortir de chez moi. Je ne peux pas me permettre d’avoir quoi que ce soit à faire avec lui.
Ce n’était pas une mission très plaisante, mais je posai Euripide et partis dans l’atrium. Je m’étais attendu à trouver Clodius dans une certaine affliction, il affichait plutôt un sourire contrit.
— Bonjour, Tiron. Je me suis dit qu’il valait mieux venir voir mon mentor tout de suite pour en finir une fois pour toutes avec ma punition.
— Je crains que mon maître ne soit pas là.
Le sourire de Clodius s’altéra dans la mesure où il se doutait bien que je mentais.
— Mais j’ai tout préparé dans le but de lui raconter une histoire fabuleuse. Il lui suffira d’écouter. Non, c’est ridicule. Je ne vais quand même pas me faire renvoyer.
Il me passa devant et traversa l’immense vestibule avant d’entrer dans la bibliothèque. Je le suivis en me tordant les mains. Cependant, à sa surprise et à la mienne, la pièce était vide. Il y avait une petite porte à l’usage des esclaves dans le coin opposé, et elle se referma doucement alors même que nous regardions. La tragédie d’Euripide gisait là où je l’avais posée.
— Bon, fit Clodius, soudain mal à l’aise. N’oublie pas de lui dire que je suis passé.
— Je n’y manquerai pas, assurai-je.
XIII
C’est à ce moment, exactement comme l’avait prédit Clodius, que Pompée le Grand rentra en Italie et débarqua dans le port de Brundisium, à trois cents milles de Rome. Les messagers du sénat se relayèrent alors pour apporter au plus vite la nouvelle. D’après leurs dépêches, vingt mille légionnaires avaient débarqué avec lui et, dès le lendemain, il s’adressa à eux dans le forum de la ville.
— Soldats, est-il censé leur avoir dit, je vous remercie de vos services. Nous en avons fini de Mithridate, le plus grand ennemi de la république depuis Hannibal, et nous avons accompli ensemble des exploits héroïques dont le monde se souviendra encore dans mille ans. Le jour est amer où nous devons nous séparer. Mais nous sommes une nation de droit, et je ne suis habilité ni par le sénat ni par le peuple à entretenir une armée en Italie. Que chacun regagne sa ville natale. Rentrez chez vous. Je vous promets que vos services seront récompensés comme il se doit. Il y aura de l’argent et de la terre pour vous tous. Vous avez ma parole. Et en attendant, tenez-vous prêts à me rejoindre à Rome, où vous recevrez votre part du butin et où nous célébrerons le plus grand triomphe que la mère patrie de notre empire nouvellement agrandi ait jamais vu !
Puis il se mit en route en direction de Rome, accompagné par sa seule escorte de licteurs et quelques amis proches. La nouvelle se répandit bientôt qu’il avançait sans son armée, et cela eut un effet admirable. Les gens avaient craint qu’il ne parte vers le nord en laissant derrière lui une campagne ravagée comme par une nuée de sauterelles. Et voilà que le Gardien de la Terre et de la Mer se contentait d’avancer discrètement, s’arrêtant pour dormir dans des auberges comme s’il n’était qu’un touriste revenant de vacances à l’étranger. Dans toutes les villes sur son trajet — à Tarentum et à Venusia, dans les montagnes puis dans la plaine de Campanie, à Capoue et à Minturnae —, il fut acclamé par la foule. Des centaines de personnes décidèrent de quitter leur foyer pour le suivre, et le sénat ne tarda pas à recevoir des rapports annonçant l’arrivée d’au moins cinq mille citoyens marchant avec lui vers Rome.
Cicéron lut tout cela avec une inquiétude croissante. Il n’avait jamais reçu de réponse à la longue lettre qu’il avait adressée à Pompée, et lui-même commençait à sentir que la suffisance avec laquelle il s’était vanté de son consulat avait pu lui causer du tort. Pis encore, il avait appris par diverses sources que Pompée avait, lors de son voyage de retour en Italie, conçu un préjugé défavorable à l’encontre d’Hybrida en traversant la Macédoine où régnaient l’incompétence et la corruption, et qu’il comptait demander le rappel immédiat du gouverneur dès qu’il serait à Rome. Une telle mesure pourrait signifier la ruine financière de Cicéron, d’autant plus qu’il n’avait pas encore touché un seul sesterce de la part d’Hybrida. Il m’appela dans la bibliothèque pour me dicter une longue lettre à son ancien collègue. « Je vais faire tout mon possible pour protéger tes arrières, à condition que je ne me donne pas cette peine pour rien. Et si je découvre que cela ne me vaut aucun remerciement, je ne me laisserai pas prendre pour un imbécile… même par toi. » Quelques jours après les saturnales, il y eut un dîner d’adieu en l’honneur d’Atticus, au terme duquel Cicéron lui confia la lettre et lui demanda de la remettre à Hybrida en personne. Atticus promit de s’acquitter de sa tâche dès qu’il arriverait en Macédoine, puis, dans les effusions et les larmes, les deux amis se séparèrent. Les deux hommes étaient profondément tristes que Quintus n’eût pas pris la peine de venir lui dire au revoir.
Après le départ d’Atticus, les problèmes semblèrent affluer de tous côtés. Cicéron était très inquiet, et je l’étais plus encore, pour la santé déclinante de son deuxième secrétaire, Sositheus. C’était un garçon que j’avais formé moi-même, lui ayant appris la grammaire latine, le grec et mon système de notes abrégées, et il était devenu un membre très apprécié de la maisonnée. Il avait une voix mélodieuse, et Cicéron en avait fait son lecteur attitré. Il avait dans les vingt-six ans et dormait dans une petite chambre au sous-sol, voisine de la mienne. Ce qui commença par une toux sèche se mua bientôt en fièvre, et Cicéron fit venir son médecin personnel pour l’examiner. Une série de saignées ne lui fit aucun bien, pas plus que les sangsues. Cicéron était très affecté et, presque tous les jours, venait s’asseoir un instant près de la couche du jeune homme pour poser un linge mouillé d’eau fraîche sur le front brûlant du malade. Pendant toute une semaine, je passai chaque nuit au chevet de Sositheus, à l’écouter délirer et essayer de le calmer et de le convaincre de boire un peu d’eau.