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Il arrive souvent avec ces terribles fièvres que la dernière crise soit précédée d’une accalmie. C’est ce qui se passa avec Sositheus. Je m’en souviens parfaitement. Il était bien après minuit, j’étais étendu sur une paillasse à côté de sa couche, recroquevillé sous une couverture et une peau de mouton pour ne pas avoir trop froid. Sositheus s’était calmé et, dans le silence et la faible lueur jaune de la lampe, je m’assoupis à mon tour. Quelque chose me réveilla et je vis en me retournant qu’il s’était assis et me regardait avec une expression de terreur absolue.

— Les lettres, dit-il.

Cela lui ressemblait tellement de se préoccuper de son travail en un pareil moment que je faillis pleurer.

— Nous nous sommes occupés du courrier, lui assurai-je. Tout est à jour. Rendors-toi, maintenant.

— J’ai copié les lettres.

— Oui, oui, tu as copié toutes les lettres. Dors à présent.

J’essayai de le remettre doucement en position allongée, mais il se débattit. Il n’avait déjà plus que la peau sur les os et n’avait pas plus de forces qu’un moineau, pourtant, il refusa de rester tranquille. Il cherchait désespérément à me dire quelque chose.

— Crassus sait.

— Crassus le sait, bien sûr, répétai-je d’une voix conciliante, puis je sentis alors comme un frisson d’effroi me parcourir. Crassus sait quoi ?

— Les lettres.

— Quelles lettres ?

Sositheus ne répondit pas.

— Tu parles des lettres anonymes ? Celles qui avertissaient des violences à Rome ? C’est toi qui les as copiées ?

Il hocha la tête.

— Comment Crassus le sait-il ? murmurai-je.

— C’est moi qui le lui ai dit.

Sa pauvre main osseuse chercha à me prendre le bras.

— Ne te fâche pas.

— Je ne suis pas fâché, assurai-je en épongeant la sueur sur son front. Il a dû te faire peur.

— Il a dit qu’il savait déjà.

— Tu veux dire qu’il t’a piégé ?

— Je regrette tellement…

Il s’interrompit, poussa une plainte terrible — un cri formidable pour quelqu’un d’aussi frêle — et se mit à trembler de tout son corps. Ses paupières retombèrent, puis s’ouvrirent en grand une dernière fois et il m’adressa un regard tel que je ne l’ai jamais oublié — tout un abîme s’ouvrait au fond de ces yeux écarquillés — avant de tomber, inconscient, dans mes bras. J’étais horrifié par ce que je venais d’entrevoir, sans doute parce que c’était un peu comme de regarder dans le plus sombre des miroirs — sans rien d’autre à offrir que l’oubli — et je pris conscience à cet instant que ma mort serait pareille à celle de Sositheus, sans descendance et ne laissant derrière moi aucune trace de mon existence. À partir de ce moment, j’affermis ma résolution de noter tous les faits dont j’étais le témoin, afin de donner au moins un sens, aussi modeste fût-il, à ma vie.

Sositheus résista encore toute la nuit puis la journée du lendemain, et il mourut au dernier soir de l’année. J’allai aussitôt en informer Cicéron.

— Pauvre garçon, soupira-t-il. Sa mort m’émeut plus que ne devrait le faire la mort d’un esclave. Veille à ce que ses funérailles témoignent de mon attachement à lui.

Il se replongea dans son livre, puis remarqua que je me trouvais toujours dans la pièce.

— Oui ?

J’étais confronté à un dilemme. Je sentais instinctivement que Sositheus m’avait confié un grand secret, mais je ne pouvais savoir avec certitude si c’était la vérité ou les délires de la fièvre. J’étais également déchiré entre ma responsabilité envers le défunt et mes devoirs envers les vivants — respecter la confession de mon ami ou avertir Cicéron ? Je finis par choisir la deuxième option.

— Il y a quelque chose qu’il faut que tu saches, commençai-je.

Puis je sortis mes tablettes et lui lus les derniers mots de Sositheus, que j’avais pris soin de noter.

Cicéron m’observait pendant que je parlais, le menton dans sa main, et, lorsque j’eus terminé, il me dit :

— Je savais que j’aurais dû te demander de faire ce travail.

Je n’avais pas vraiment pu me forcer à y croire jusqu’à cet instant. Je luttai pour dissimuler mon saisissement.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Il me gratifia d’un nouveau regard évaluateur.

— Tu es vexé ?

— Un peu.

— Eh bien, tu ne devrais pas. C’est un hommage à ta probité. Tu as parfois trop de scrupules pour le sale boulot de la politique, Tiron, et j’aurais trouvé trop difficile de monter un tel stratagème sous ton regard accusateur. Alors je t’ai bien eu, n’est-ce pas ?

Il avait l’air assez fier de lui.

— Oui, répondis-je. Complètement.

Et c’était vrai : quand je me rappelai sa surprise manifeste la nuit où Crassus était venu apporter les lettres avec Scipion et Marcellus, je fus contraint d’admirer au moins ses talents de comédien.

— Bon, je regrette d’avoir dû te jouer ce tour. On dirait que je n’ai pas aussi bien réussi avec le Vieux Chauve — ou alors il a compris depuis le temps, dit-il en poussant un nouveau soupir. Pauvre Sositheus. En fait, je crois que je sais quand Crassus a dû lui extorquer la vérité. Ce devait être le jour où je l’ai envoyé récupérer l’acte de propriété de cette maison.

— Tu aurais dû m’envoyer, moi !

— C’est ce que je voulais faire, mais tu étais sorti et il n’y avait personne d’autre en qui j’avais confiance. Il a dû être complètement terrifié quand il est tombé dans le piège de ce vieux renard et a tout avoué ! Si seulement il m’avait dit ce qu’il avait fait, j’aurais pu apaiser sa conscience.

— Ce que Crassus pourrait faire ne t’inquiète pas ?

— Pourquoi m’inquiéterais-je ? Il a eu ce qu’il voulait, tout sauf le commandement de l’armée qui a détruit Catilina — le simple fait qu’il ait même pensé à le demander m’a d’ailleurs stupéfié ! Pour le reste — en ce qui le concernait, ces lettres que Sositheus a écrites sous ma dictée et laissées devant sa porte étaient un véritable don des dieux —, il s’est dégagé de la conjuration et m’a laissé faire le sale travail en empêchant Pompée d’intervenir. Je dirais que toute cette affaire a profité beaucoup plus à Crassus qu’à moi. Les seuls qui en ont souffert ont été les coupables.

— Et s’il ébruite l’histoire ?

— S’il s’y risque, je nierai tout — il n’a pas de preuves. Mais il ne le fera pas. La dernière chose dont il a envie serait de rouvrir ce cloaque putride.

Il reprit son livre.

— Va mettre une pièce dans la bouche de notre cher ami défunt et espérons qu’il trouvera plus d’honnêteté de son côté du fleuve éternel qu’il n’en existe du nôtre.