Je suivis ses instructions, et, le lendemain matin, la dépouille de Sositheus fut brûlée sur l’Esquilin. Pratiquement tous les membres de la maisonnée étaient là pour lui rendre un dernier hommage, et je dépensai sans compter l’argent de Cicéron en fleurs, flûtistes et encens. Ce fut une cérémonie aussi belle que possible : on aurait pu croire que nous faisions nos adieux à un affranchi, ou même à un citoyen. En réfléchissant à ce que j’avais appris, je ne me serais pas permis de juger Cicéron sur la moralité de ses actes, et ne me sentais pas vraiment blessé par son manque de confiance en moi. Je craignais pourtant que Crassus ne cherche à se venger et, tandis que l’épaisse fumée noire montait du bûcher pour se mêler aux nuages bas qui affluaient de l’est, l’appréhension m’envahissait peu à peu.
Pompée atteignit les abords de la ville aux Ides de janvier. La veille de son arrivée, Cicéron reçut une invitation à accueillir l’imperator à la Villa Publica, qui servait de résidence aux invités officiels. C’était une invitation en bonne et due forme. Cicéron ne trouva aucune raison de ne pas accepter. Un refus serait d’ailleurs passé pour une rebuffade.
— Néanmoins, me confia-t-il le lendemain matin pendant que son valet l’habillait, je ne peux pas m’empêcher de me sentir comme un sujet que l’on somme de recevoir un conquérant plutôt que comme un partenaire des affaires de l’État qui doit en rencontrer un autre sur un pied d’égalité.
Lorsque nous arrivâmes au Champ de Mars, des milliers de citoyens cherchaient déjà à entrevoir leur héros, qui n’était plus, disait-on, qu’à un mille ou deux de là. Je me rendis compte que Cicéron était légèrement contrarié par le fait que, pour une fois, la foule lui tournait le dos et ne lui prêtait aucune attention, puis, quand nous entrâmes dans la Villa Publica, son amour-propre reçut un autre coup. Il s’était attendu à rencontrer Pompée en privé mais découvrit que d’autres sénateurs, dont Pupius Pison et Valerius Messalla, les deux nouveaux consuls, et leur suite attendaient déjà. La salle était sombre et froide, comme le sont souvent les bâtiments publics peu utilisés, et, bien qu’il y régnât une forte odeur d’humidité, nul n’avait pris la peine d’allumer du feu. Cicéron fut contraint d’attendre assis sur une chaise dorée inconfortable, en échangeant quelques propos guindés avec Pupius, lieutenant taciturne de Pompée qu’il connaissait depuis longtemps et n’aimait guère.
Au bout d’une heure environ, le bruit de la foule s’intensifia dehors, et je compris que Pompée avait dû apparaître. Bientôt, le vacarme fut tel que les sénateurs cessèrent toute tentative de conversation et demeurèrent muets, pareils à des étrangers rassemblés là par hasard, cherchant à s’abriter d’un orage. Dehors, les gens couraient de tous côtés, les cris et les acclamations résonnaient partout. Une trompette sonna. Nous finîmes par entendre un bruit de bottes dans l’antichambre attenante, et la voix d’un homme :
— Eh bien, on ne peut pas dire que les Romains ne t’aiment pas, imperator !
Puis la voix tonnante de Pompée répondit clairement :
— Oui, tout s’est bien passé. Tout s’est très bien passé.
Cicéron se leva avec les autres sénateurs et, l’instant d’après, l’imposant général entra dans la pièce en grand uniforme : cape rouge et cuirasse de bronze rutilant ornée d’un soleil dardant ses rayons. Il remit son casque à aigrette à un aide de camp tandis que ses officiers et ses licteurs entraient à sa suite. Il passa ses doigts charnus dans sa chevelure toujours aussi invraisemblablement fournie, la rejetant en arrière pour former cette vague familière qui surmontait son visage large et buriné. Il avait peu changé en six ans sinon qu’il était devenu — si une telle chose était possible — encore plus imposant du point de vue physique. Son torse paraissait immense. Il serra la main des consuls et des autres sénateurs et échangea quelques mots avec chacun d’eux tandis que Cicéron observait la scène, mal à l’aise. Enfin, il s’approcha de mon maître.
— Marcus Tullius ! s’exclama-t-il.
Il fit un pas en arrière et l’examina attentivement, s’arrêtant avec un émerveillement feint sur les souliers cirés rouges de Cicéron puis sur les plis impeccables de sa toge bordée de pourpre et enfin sur ses cheveux soigneusement coupés.
— Tu as l’air en forme. Viens donc ici, dit-il en lui faisant signe d’approcher. Laisse-moi étreindre l’homme sans qui je n’aurais plus eu de patrie où revenir !
Il serra Cicéron dans ses bras, l’écrasant contre sa cuirasse, et nous adressa un clin d’œil par-dessus son épaule.
— Je sais que ce doit être vrai puisqu’il n’arrête pas de me le répéter !
Tout le monde éclata de rire, et Cicéron essaya de faire de même. Mais l’accolade de Pompée lui avait coupé le souffle et il ne parvint à émettre qu’un sifflement sans joie.
— Bien, sénateurs, reprit Pompée en souriant à tous, asseyons-nous.
On apporta un grand fauteuil pour l’imperator, qui s’y installa. On lui mit une baguette d’ivoire dans la main. Puis on déroula à ses pieds un tapis qui représentait une carte d’Orient et, tandis que les sénateurs baissaient les yeux dessus, il entreprit de désigner avec la baguette les régions où il avait accompli ses exploits. Je pris des notes pendant qu’il parlait, et Cicéron put ensuite les étudier à loisir, une expression d’incrédulité sur le visage. Durant sa campagne, Pompée avait, disait-on, pris mille forteresses, neuf cents villes et quatorze pays, dont la Syrie, la Palestine, l’Arabie, la Mésopotamie et la Judée. La baguette se remit à voltiger. Il avait restauré pas moins de trente-neuf villes, et n’en avait autorisé que trois à prendre pour nom Pompeiopolis. Il avait levé en Orient un impôt sur la propriété qui augmentait d’un tiers les revenus annuels de Rome. Et il se proposait de faire sur sa fortune personnelle une donation immédiate de deux cent millions de sesterces au Trésor public.
— Pères conscrits, j’ai multiplié par deux la taille de notre empire. Les frontières de Rome s’étendent désormais jusqu’à la mer Rouge.
Alors même que je copiais ses propos, je fus frappé par le ton singulier que prit Pompée pour faire son compte rendu. Il ne cessa de parler de « mon » ceci et « mon » cela. Mais tous ces États, toutes ces villes et tous ces monceaux de richesses appartenaient-ils de fait à Pompée ou bien étaient-ils la propriété de Rome ?
— Je demanderai une loi rétrospective afin de légaliser tout cela, bien entendu, conclut-il.
Il y eut un silence. Cicéron, qui venait juste de retrouver sa respiration, haussa un sourcil.
— Vraiment, une seule loi ?
— Une loi, insista Pompée en remettant sa baguette d’ivoire à son aide de camp, qui ne dépassera pas une phrase : « Le sénat et le peuple de Rome approuvent par la présente toutes les décisions prises par Pompée le Grand pour la colonisation de l’Orient. » Évidemment, vous pouvez y ajouter quelques lignes de félicitations si vous le souhaitez, mais ce sera l’essentiel.
Cicéron jeta un regard vers les autres sénateurs. Tous regardaient ailleurs. Ils étaient trop heureux de le laisser parler.
— Désires-tu autre chose ?
— Le consulat.
— Quand ?
— L’année prochaine. Dix ans après mon premier. Parfaitement légal.
— Mais pour te présenter aux élections, il va falloir que tu entres dans la cité, ce qui implique d’abandonner ton imperium. Et tu n’es sans doute pas prêt à renoncer à ton triomphe ?
— Bien sûr que non. Mon triomphe aura lieu pour mon anniversaire, en septembre.