Difficile, après toutes ces années, d’imaginer à quel point l’affaire des mystères de la Bonne Déesse monopolisa la vie publique de Rome, si bien que tous les travaux du gouvernement finirent par s’interrompre. En apparence, la cause de Clodius semblait désespérée. Il avait de toute évidence commis cette offense ridicule, et le sénat était pratiquement tout entier décidé à le punir. Or il arrive, en politique, qu’une grande faiblesse soit transformée en une grande force et, à l’instant où la motion de Lucullus avait été votée, le peuple de Rome commença à protester. Quel crime ce jeune homme avait-il commis en fin de compte, sinon pécher par excès d’enjouement ? Fallait-il vraiment battre quelqu’un à mort pour une simple farce ? Lorsque Clodius s’aventura dans le forum, il découvrit qu’au lieu de vouloir le bombarder d’ordures, les citoyens avaient plutôt envie de lui serrer la main.
Il y avait encore à Rome des centaines de plébéiens à qui l’autorité renforcée du sénat déplaisait et qui repensaient avec nostalgie au temps où Catilina régnait sur la rue. Clodius attirait massivement ces mécontents, qui se rassemblaient autour de lui. Il prit l’habitude de sauter sur une charrette ou sur l’étal d’un commerçant pour fulminer contre le sénat. Il avait retenu les leçons de stratégies des campagnes politiques de Cicéron : toujours faire court, se souvenir du nom de chacun, raconter des anecdotes amusantes, faire le spectacle, et surtout, que chaque question, aussi complexe fût-elle, soit présentée comme une histoire accessible à tous. Le récit de Clodius était on ne peut plus simple : il incarnait le citoyen solitaire injustement persécuté par l’oligarchie.
— Prenez garde, mes amis ! criait-il. Si cela peut m’arriver à moi, qui suis patricien, cela peut arriver à n’importe lequel d’entre vous !
Il organisa bientôt des réunions publiques quotidiennes où le service d’ordre était assuré par ses amis des tavernes et des maisons de jeu qui avaient été pour la plupart des partisans de Catilina.
Clodius s’en prenait nommément à Lucullus, Hortensius et Catulus, mais dès qu’il s’agissait de Cicéron, il se limitait à répéter la vieille plaisanterie selon laquelle l’ancien consul se tenait « bien informé ». Cicéron fut souvent tenté de répondre, comme Terentia l’en pressait ; il tint pourtant la promesse faite à Clodia et parvint à se retenir. Néanmoins, la controverse ne cessa d’enfler en dépit de son silence. Je me trouvais avec lui le jour où la décision du sénat d’organiser un tribunal spécial fut déposée devant le peuple en assemblée populaire. La bande de brutes de Clodius prit le contrôle du rassemblement, occupa les allées et s’empara des urnes. Leurs cris perturbèrent tant le consul, Pupius, qu’il finit par voter contre son propre texte, en particulier la clause qui permettait au préteur urbain de choisir le jury. De nombreux sénateurs se tournèrent vers Cicéron en espérant qu’il prendrait le contrôle de la situation, mais il resta à sa place, rouge de fureur et de confusion, et ce fut à Caton de prononcer une attaque cinglante contre le consul. On renonça au rassemblement. Les sénateurs regagnèrent promptement leur curie et votèrent à quatre cents contre quinze la poursuite du projet de loi malgré les dangers de troubles civils. Un tribun, Fufius, qui partageait les vues de Clodius, annonça qu’il s’opposerait à la législation. L’affaire commençait à échapper aux sénateurs pour de bon, et Cicéron quitta la chambre en hâte pour rentrer chez lui, le visage en feu.
Le moment décisif arriva quand Fufius décida de convoquer une assemblée publique hors les murs de la cité afin de pouvoir y faire venir Pompée pour lui demander son avis. Non sans protester fortement devant ce qu’il considérait comme une atteinte à son emploi du temps et à sa dignité, le Gardien de la Terre et de la Mer n’eut d’autre choix que de se traîner des monts Albains au cirque de Flaminius pour se soumettre à une série de questions insolentes de la part du tribun, sous les yeux de la foule immense d’un jour de marché qui, délaissant momentanément ses marchandages, s’était rassemblée autour de lui pour l’observer, bouche ouverte.
— As-tu connaissance du prétendu sacrilège commis contre la Bonne Déesse ? questionna Fufius.
— Oui.
— Soutiens-tu la proposition du sénat de faire passer Clodius devant un tribunal ?
— Oui.
— Même si le préteur urbain doit en être le juge ?
— Je suppose que oui, si telle est la procédure décidée par le sénat.
— Mais où est la justice dans tout ça ?
Pompée regarda Fufius comme s’il était un insecte bourdonnant qui refusait de le laisser tranquille.
— Je considère l’autorité du sénat comme souveraine, déclara-t-il avant de délivrer sur la constitution romaine un exposé digne d’un enfant de quatorze ans.
Je me tenais avec Cicéron à l’avant de cette foule immense et sentis l’attention du public se dissiper à mesure que Pompée poursuivait. Bientôt, les gens s’agitèrent et se mirent à discuter. Les vendeurs de saucisses chaudes et de pâtisseries qui se trouvaient à la périphérie ne tardèrent pas à être assaillis. Pompée était, dans le meilleur des cas, un orateur ennuyeux et, tandis qu’il parlait à cette tribune, il dut se dire qu’il vivait un mauvais rêve. Il avait imaginé tant de visions d’un retour triomphant lorsqu’il était couché, la nuit, sous les étoiles brûlantes d’Arabie… et voilà donc ce qui l’attendait ? Un sénat et une plèbe obsédés non par ses exploits mais par les frasques d’un jeune homme déguisé en femme !
L’assemblée publique enfin terminée, Cicéron conduisit Pompée de l’autre côté du cirque de Flaminius, au temple de Bellone, où le sénat avait décidé de le recevoir. Accueilli là-bas par une ovation respectueuse, il prit place près de Cicéron, au premier rang, et attendit que les éloges commencent. Au lieu de quoi, il dut répondre à de nouvelles questions de la part cette fois du consul, sur ce qu’il pensait du sacrilège. Il répéta ce qu’il venait de déclarer dehors et, lorsqu’il eut regagné sa place, je le vis se tourner pour chuchoter des propos irrités à l’oreille de Cicéron. (Cicéron me rapporta ensuite que ses paroles exactes avaient été : « J’espère que nous allons à présent pouvoir parler d’autre chose. ») Pendant toute la scène, j’avais gardé un œil sur Crassus, assis au bord de son banc, prêt à bondir dès que l’occasion se présenterait. Il y avait quelque chose dans sa volonté de parler, et dans la fourberie satisfaite de son expression, qui ne me plaisait guère.
— Pères conscrits, commença-t-il, comme il est merveilleux d’avoir sous ce même toit sacré l’homme qui a étendu notre empire et, assis près de lui, l’homme qui a sauvé notre république ! Bénis soient les dieux qui ont permis que cela s’accomplisse. Pompée, je le sais, se tenait prêt à accourir avec son armée à l’aide de la patrie si cela s’était révélé nécessaire — mais, loués soient les cieux, cette peine lui fut épargnée par la sagesse et la clairvoyance de notre consul de l’époque. J’espère ne rien retirer à Pompée quand je dis que, si je suis sénateur, citoyen, homme libre, si je vis encore, c’est à Cicéron que je suis redevable. Chaque fois que je regarde ma femme, mes enfants, ma maison ou la cité de ma naissance, je vois autant de témoignages des bienfaits de Cicéron…
Il fut un temps où Cicéron aurait flairé un piège aussi grossier à des milles de distance. Je crains cependant qu’il n’y ait en chaque homme qui parvient à accomplir l’ambition de sa vie une frontière bien mince entre la dignité et la vanité, la confiance et l’aveuglement, la gloire et l’autodestruction. Au lieu de rester assis et de réfuter modestement toutes ces louanges, Cicéron se leva et prononça un long discours pour corroborer chaque mot de la péroraison de Crassus, pendant qu’à côté de lui Pompée bouillait de jalousie et de ressentiment. Tandis que je l’observais depuis la porte, j’avais envie de courir vers Cicéron en lui criant de se taire, surtout quand Crassus se leva pour lui demander si, en tant que Père de la Patrie, il voyait en Clodius un second Catilina.