— Eh bien, je suppose que tu devras faire ce qui te semble juste. C’est toi qui as pris la direction de cette affaire depuis le début. Il faut néanmoins qu’une chose soit bien claire : je ne veux aucune participation dans cette histoire.
Je fus profondément soulagé de l’entendre prononcer ces mots : il me semblait presque que c’était la première décision censée qu’il prenait depuis qu’il avait quitté le consulat. Ayant sans doute espéré que Cicéron mènerait l’accusation, Hortensius parut déçu. Il n’essaya cependant pas de discuter et s’en fut conclure l’arrangement avec Fufius. La constitution d’un tribunal fut donc votée et le peuple de Rome se lécha les babines en se préparant à ce qui promettait d’être le procès le plus scandaleux de l’histoire de la république.
Le gouvernement de la république put donc reprendre son cours normal, à commencer par le tirage au sort des provinces par les préteurs. Quelques jours avant la cérémonie, Cicéron alla voir Pompée dans les monts Albains pour lui demander comme une faveur de ne pas réclamer le retour d’Hybrida.
— Cet homme est une honte pour notre empire, objecta Pompée. Je n’ai jamais entendu parler d’autant de malhonnêteté et d’incompétence réunies.
— Je suis sûr que ce ne doit pas être aussi terrible.
— Douterais-tu de ma parole ?
— Non. Mais je te serais reconnaissant de me rendre ce service. Je lui ai promis que je le soutiendrais.
— Ah, et j’imagine qu’il te reverse une part ? fit Pompée avec un clin d’œil tout en frottant son pouce contre son index.
— Pas du tout. J’ai simplement l’impression qu’il est de mon devoir de le protéger, pour le remercier de l’aide qu’il m’a apportée à sauver la république.
Pompée ne parut pas convaincu. Il se fendit quand même d’un grand sourire et gratifia Cicéron d’une claque sur l’épaule. Qu’était la Macédoine, en fin de compte ? Un simple lopin à légumes pour le Gardien de la Terre et de la Mer !
— Très bien, qu’il la garde encore un an. En échange, j’attends de toi que tu fasses tout ce qui est en ton pouvoir pour faire passer mes trois lois au sénat.
Cicéron accepta, ainsi, lorsque le tirage au sort eut lieu dans la curie, la Macédoine, lot convoité entre tous, n’était pas sur la table. Il n’y avait là que cinq provinces à répartir entre les huit anciens préteurs. Les rivaux s’assirent en rang sur le premier banc, César à un bout et Quintus à l’autre. Vergilius commença, si je me souviens bien, et tira la Sicile, puis ce fut au tour de César de tenter sa chance. C’était pour lui un moment important. À cause de son divorce, il avait dû rendre la dot de Pompeia et était poursuivi par ses créanciers. On disait qu’il n’était plus solvable et risquait même de devoir quitter le sénat. Il posa la main sur l’urne et donna le jeton au consul. Quand le résultat fut proclamé — « César tire l’Hispanie ultérieure ! » —, il fit la grimace. Malheureusement pour lui, il n’y avait pas de guerre à mener en ces terres lointaines, et il aurait de loin préféré l’Afrique ou même l’Asie, bien plus susceptibles de l’enrichir. Cicéron parvint à réprimer un sourire de triomphe, pendant un moment seulement puisque, quelques instants plus tard, l’Asie échut à Quintus et que Cicéron fut le premier debout pour aller féliciter son frère. Cette fois encore, il donna libre cours à ses larmes de soulagement. Quintus semblait à présent avoir toutes les chances de pouvoir devenir consul à son tour lorsqu’il rentrerait de sa province. Ils étaient bien en voie d’établir leur propre dynastie, et ce soir-là la famille célébra joyeusement l’événement par des réjouissances auxquelles je fus cette fois encore convié. Cicéron et César se trouvaient dorénavant sur les bords opposés de la roue de la Fortune, Cicéron trônant au sommet tandis que César demeurait fermement tout en bas.
En temps normal, les deux propréteurs auraient dû partir aussitôt pour leurs provinces ; en fait, ils auraient même dû y être depuis plusieurs mois. Mais cette fois, le sénat refusa de les laisser quitter Rome avant la fin du procès de Clodius, au cas où l’on aurait besoin d’eux pour rétablir l’ordre.
Le tribunal se réunit au mois de mai, et ce furent trois jeunes membres de la famille des Cornelii Lentulii — Crus, Marcellinus et Niger, ce dernier étant également grand flamine de Mars — qui se chargèrent de l’accusation. C’étaient de grands rivaux de la gens Claudia et ils en voulaient tout particulièrement à Clodius d’avoir séduit plusieurs de leurs femmes. Pour le défendre, Clodius s’en remettait d’abord à un ancien consul, Scribonius Curion, qui était le père d’un de ses plus proches amis. Curion avait fait fortune en combattant en Orient sous Sylla, mais il était assez lent d’esprit et n’avait pas très bonne mémoire. En tant qu’orateur, on l’avait surnommé « tapette à mouches » parce qu’il avait l’habitude d’agiter les bras en tous sens lorsqu’il parlait. Pour examiner les preuves, il y avait un jury de cinquante-six citoyens tirés au sort. Ils étaient de toutes sortes et de toutes conditions, depuis les sénateurs patriciens jusqu’à des êtres aussi notoirement méprisables que Talna et Spongia. Quatre-vingts jurés avaient au départ été retenus, mais la défense et l’accusation avaient le droit de récuser douze jurés chacune, ce qu’elles s’empressèrent de faire aussitôt ; la défense rejetant les plus respectables, et l’accusation les plus vulgaires. Les rescapés de ce filtrage siégeaient donc ensemble, assez mal à l’aise.
Un scandale à caractère sexuel attire toujours les foules ; un scandale à caractère sexuel impliquant la haute société est incommensurablement excitant. Afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient d’assister au procès, celui-ci fut organisé devant le temple de Castor. Une partie des sièges fut réservée au sénat, et c’est là que Cicéron prit place le jour de l’ouverture du procès, juste à côté d’Hortensius. L’ex-femme de César avait prudemment quitté Rome pour éviter de témoigner, en revanche la mère du grand pontife, Aurélia, et sa sœur, Julia, s’avancèrent pour faire leur déposition, et identifièrent Clodius comme celui qui avait violé les mystères sacrés. Aurélia produisit une impression particulièrement forte lorsqu’elle tendit son doigt pareil à une griffe vers l’accusé, assis à moins de dix pieds d’elle, et insista de sa voix implacable pour que la Bonne Déesse soit apaisée par l’exil du coupable si l’on ne voulait pas que le désastre s’abattît sur Rome. Ce fut le premier jour.
Le deuxième jour, César lui succéda à la barre des témoins, et je fus cette fois encore frappé par les similitudes entre la mère et le fils — tous les deux étaient durs et nerveux, d’une assurance qui dépassait la simple arrogance, au point que tous les hommes, aristocrates ou plébéiens, subissaient le même sort sous leur regard. (C’est, je crois, la raison qui le rendit si populaire auprès du peuple : il était bien trop supérieur pour être poseur.) Soumis à un contre-interrogatoire, il répondit qu’il ne pouvait rien dire sur ce qui s’était produit cette nuit-là puisqu’il n’était pas présent. Il ajouta, très froidement, qu’il n’en voulait en rien à Clodius — vers lequel il ne tourna cependant pas une fois le regard — puisqu’il ne savait absolument pas s’il était coupable ou non ; de toute évidence, il le détestait.