Pour ce qui était de son divorce, il ne pouvait que répéter la réponse qu’il avait faite à Cicéron au sénat : s’il avait répudié Pompeia, ce n’était pas nécessairement parce qu’elle était coupable, mais parce que l’épouse du grand pontife se devait d’être au-dessus de tout soupçon. Comme tout le monde à Rome connaissait la réputation de César, et avait au moins entendu parler de sa conquête de la femme de Pompée, ce bel exemple de casuistique déclencha de longs rires moqueurs qu’il dut subir sous son masque habituel d’indifférence suprême.
Il termina son témoignage et, par le plus grand des hasards, quitta le tribunal au moment même où Cicéron se levait pour partir, lui aussi. Ils faillirent se rentrer dedans et il leur fut impossible d’éviter ne fût-ce qu’un bref échange.
— Alors, César, tu dois être heureux que ce soit terminé.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Je présume que c’était un peu gênant pour toi.
— Rien n’est jamais gênant pour moi. Mais oui, tu as raison, je suis ravi de pouvoir mettre cette histoire ridicule derrière moi parce que, maintenant, je peux partir en Hispanie.
— Quand penses-tu t’en aller ?
— Ce soir.
— Je croyais que le sénat avait interdit aux nouveaux propréteurs de se rendre dans leurs provinces avant la fin du procès ?
— C’est vrai, mais je n’ai pas un moment à perdre. Les créanciers sont à mes trousses. Il semblerait que je doive trouver dans les vingt-cinq millions de sesterces avant de pouvoir acquérir quoi que ce soit.
Il eut un haussement d’épaules — un geste de joueur : je me souviens qu’il semblait tout à fait détaché — et se retira d’une démarche nonchalante vers sa résidence de fonction. Une heure plus tard, flanqué d’une suite réduite, il était parti, et il échut à Crassus de se porter garant de ses dettes.
Le témoignage de César avait été assez distrayant, pourtant le clou du procès de Clodius fit son apparition au troisième jour, sous les traits de Lucullus. On dit qu’à l’entrée du temple d’Apollon, à Delphes, il est écrit trois choses : « Connais-toi toi-même », « De la mesure en tout » et « Ne saisis jamais la loi ». Un homme a-t-il jamais ignoré ces préceptes plus que Lucullus en cette affaire ? Oubliant qu’il était censé être un héros militaire, il monta sur l’estrade tremblant du désir de mener Clodius à sa perte et entreprit très vite de raconter comment il avait surpris sa femme au lit avec son propre frère pendant des vacances où celui-ci était leur invité dans leur maison de la baie de Naples, plus de dix ans auparavant. Cela faisait des semaines qu’il les observait l’un avec l’autre, poursuivit Lucullus — oh oui, la façon dont ils se touchaient, dont ils se parlaient à voix basse dès qu’ils pensaient qu’il avait le dos tourné : ils l’avaient pris pour un imbécile. Alors il avait ordonné aux servantes de sa femme de venir lui montrer ses draps chaque matin et de lui faire un rapport sur tout ce qu’elles avaient vu. Ces esclaves, six en tout, furent appelées à témoigner, et, comme elles arrivaient les unes derrière les autres, les yeux baissés et visiblement nerveuses, je reconnus parmi elles mon Agathe bien-aimée, dont l’image ne m’avait guère quitté depuis notre rencontre, deux ans plus tôt.
Elles attendirent timidement pendant qu’on lisait leurs dépositions, et je souhaitai de toutes mes forces qu’Agathe levât les yeux dans ma direction. J’agitai la main. J’allai même jusqu’à siffler. Les gens qui m’entouraient durent croire que j’étais devenu fou. Je finis par mettre mes mains en porte-voix pour crier son nom. Elle tressaillit, cependant il y avait tant de milliers de spectateurs entassés dans le forum, le vacarme était tel et l’éclat du soleil si intense qu’il était peu probable qu’elle puisse me voir. Je voulus me frayer un passage dans la foule immense, mais les gens qui se trouvaient devant moi avaient fait des heures de queue pour avoir leur place, et ils refusèrent de me laisser passer. J’entendis avec angoisse l’avocat de Clodius annoncer qu’ils ne désiraient pas interroger ces témoins dans la mesure où leur déposition n’avait rien à voir avec l’affaire, et les servantes furent renvoyées du tribunal. Je vis Agathe se détourner avec les autres et descendre de l’estrade, hors de vue.
Lucullus reprit sa déposition et je sentis une véritable haine enfler en moi à la vue de ce ploutocrate vieillissant qui possédait sans en être conscient un trésor pour lequel j’aurais à ce moment donné ma vie. J’étais si préoccupé que je perdis brièvement le fil de ce qu’il disait, et ce ne fut qu’en entendant la foule pousser des exclamations et rire de bon cœur que je prêtai à nouveau attention à son témoignage. Il racontait comment il s’était caché dans la chambre de sa femme et les avait observés, elle et son frère, en pleine fornication, « un chien sur une chienne », pour reprendre ses propres termes. Et Clodius ne limitait pas ses vils appétits à une seule sœur, poursuivit Lucullus, ignorant le bruit de la foule, il se vantait aussi d’avoir conquis les deux autres. Sachant que le mari de Clodia, Celer, venait juste de rentrer de Gaule cisalpine pour se présenter au consulat, cette allégation fit particulièrement sensation. Clodius ne cessa de sourire pendant toute la déposition de son ancien beau-frère, visiblement conscient que, quel que fût le mal qu’il croyait lui infliger, c’était sa propre réputation que Lucullus était en train de ternir. C’était le troisième jour et, en fin de journée, l’accusation conclut sa plaidoirie. Je m’attardai après l’ajournement du procès dans l’espoir d’apercevoir de nouveau Agathe, mais on avait dû l’emmener.
Le quatrième jour, la défense entreprit de sortir Clodius de cette fange. Cela semblait une tâche désespérée car personne, pas même Curion, ne doutait vraiment de la culpabilité de son client. Il fit néanmoins de son mieux. Toute sa défense reposait sur une simple confusion d’identité. Il faisait sombre, les femmes étaient hystériques et l’intrus déguisé — comment pouvait-on être certain qu’il s’agissait bien de Clodius ? Ce n’était guère convaincant. Mais alors, tandis que la matinée touchait à sa fin, le parti de Clodius produisit un témoin surprise. Un homme qui s’appelait C. Causinius Schola, citoyen apparemment respectable de la ville d’Interamna, à quelque quatre-vingt-dix milles de Rome, vint assurer que, la nuit en question, Clodius se trouvait là-bas avec lui. Malgré un interrogatoire serré, il ne voulut pas en démordre, et bien que ses déclarations allassent à l’encontre d’une douzaine d’autres, dont celles de la propre mère de César, son témoignage inspirait curieusement confiance.
Cicéron, qui assistait à la scène depuis les rangs réservés aux sénateurs, me fit signe d’approcher.
— Soit cet homme ment, soit il est fou, me chuchota-t-il. C’est bien le jour des mystères de la Bonne Déesse que Clodius est passé me voir, non ?
Maintenant qu’il m’en parlait, je me le rappelais aussi et le lui confirmai.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit Hortensius, qui était, comme d’habitude, assis à côté de Cicéron et essayait d’écouter notre conversation.
Cicéron se tourna vers lui.
— Je disais juste que Clodius était venu chez moi ce jour-là, alors comment pouvait-il être à Interamna avant la tombée de la nuit ? Son alibi ne tient pas.
Il parlait sans préméditation : s’il avait réfléchi aux implications de ce qu’il disait, il se serait montré plus prudent.
— Tu dois témoigner, répliqua aussitôt Hortensius. Il faut anéantir les déclarations de cet homme.