— Ils trouvèrent l’homme étendu, ivre mort, dit-il en passant derrière Hybrida et en le montrant comme une pièce d’exposition, ronflant de toute la force de ses poumons et rotant à l’envi tandis que les dames distinguées qui partageaient ses appartements étaient vautrées sur tous les lits, d’autres dames gisant un peu partout par terre. À moitié morts de terreur et sachant maintenant que l’ennemi approchait, ils tentèrent de réveiller Hybrida. Ils crièrent son nom et cherchèrent en vain à le soulever par le cou. Certains lui susurrèrent des flatteries à l’oreille, un ou deux essayèrent les gifles. Il reconnut leurs voix et leurs mains et tenta de mettre ses bras autour du cou de qui passait à sa portée. Il était trop excité pour dormir, et trop ivre pour rester éveillé : hébété, à moitié assoupi, il passa alternativement des bras de ses centurions à ceux de ses concubines.
Et tout cela, remarquez, sans une seule note. C’était déjà en soi un véritable désastre pour la défense. Mais les principaux témoins appelés par la partie plaignante — dont plusieurs commandants de l’armée d’Hybrida, deux de ses maîtresses et son intendant — se révélèrent encore plus dévastateurs. À la fin de la journée, Cicéron félicita Rufus pour sa performance et conseilla le soir même à son client déprimé de vendre sa propriété à Rome au meilleur prix qu’il pourrait en tirer et de convertir la somme en bijoux ou autres valeurs qu’il pourrait emporter facilement avec lui en exil.
— Tu dois te préparer au pire.
Je ne vous donnerai pas tous les détails du procès. Il suffit de dire que Cicéron eut beau tenter tous les stratagèmes qu’il connaissait pour discréditer les arguments de Rufus, il ne les égratigna même pas, et les témoins qu’Hybrida fit venir pour sa défense s’avérèrent uniformément peu convaincants — il s’agissait principalement de vieux compagnons de beuverie, ou de fonctionnaires qu’il avait payés pour mentir. À la fin du quatrième jour, la seule question qui se posait était : Cicéron devait-il appeler Hybrida à témoigner, dans l’espoir au moins de lui attirer la sympathie de certains membres du jury, ou Hybrida devait-il sauver les meubles, quitter Rome discrètement avant le verdict et s’épargner ainsi l’humiliation d’être raillé par toute la ville ? Cicéron emmena Hybrida dans la bibliothèque pour prendre une décision.
— Qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? demanda Hybrida.
— Je partirais, répondit Cicéron, qui cherchait désespérément à mettre fin à cette épreuve. Il est possible que ton témoignage empire encore les choses. Pourquoi donner cette satisfaction à Rufus ?
Hybrida s’effondra.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait à ce jeune homme pour qu’il cherche à me détruire comme ça ?
Des larmes d’apitoiement sur lui-même coulèrent sur ses joues rebondies.
— Allons, Hybrida, reprends-toi et pense à tes illustres ancêtres, dit Cicéron en se penchant pour lui tapoter le genou. Et puis, il ne t’en veut pas personnellement. C’est simplement un jeune provincial intelligent et ambitieux qui cherche à faire son chemin. Par bien des côtés, il me fait penser à moi au même âge. Malheureusement, il se trouve que tu pouvais lui fournir le meilleur moyen de se faire un nom — comme ça a été le cas pour moi avec Verrès.
— Qu’il aille se faire voir ! déclara brusquement Hybrida en se redressant. Je vais témoigner.
— Tu es certain que tu es en état ? Ce genre d’interrogatoire pourrait se révéler assez brutal.
— Tu as entrepris de me défendre, répondit Hybrida, retrouvant enfin un peu de son courage d’antan, alors je veux me battre pour me défendre, même si je dois perdre.
— Très bien, commenta Cicéron en faisant de son mieux pour dissimuler sa déception. Dans ce cas, nous devons préparer ton témoignage, et cela va nous prendre un moment. Tiron, tu ferais mieux d’aller chercher du vin pour le sénateur.
— Non, décréta fermement Hybrida. Pas de vin ce soir. J’ai passé toute ma carrière ivre, au moins la terminerai-je sobre.
Nous travaillâmes donc tard à répéter les questions que Cicéron lui poserait et les réponses qu’Hybrida devrait donner. Cicéron joua ensuite le rôle de Rufus et posa à son ancien collègue les questions les plus déplaisantes qui lui venaient à l’esprit, l’aidant à concevoir les réponses les moins compromettantes. Je fus surpris de constater qu’Hybrida pouvait avoir l’esprit très vif quand il le voulait. Les deux hommes se couchèrent à minuit — Hybrida dormit sous le toit de Cicéron — et se levèrent à l’aube pour reprendre leur entraînement. Plus tard, alors que nous nous rendions au tribunal derrière Hybrida et sa suite, Cicéron me glissa :
— Je commence à comprendre comment il a pu s’élever si haut au départ. Si seulement il avait pu se ressaisir plus tôt, il ne serait pas aussi près de la ruine à présent.
Lorsque nous arrivâmes au comitium, Hybrida lança joyeusement :
— Ça me rappelle l’époque de notre consulat, Cicéron, quand nous nous serrions les coudes pour sauver la république !
Les deux hommes montèrent alors sur l’estrade où la cour les attendait, et quand Cicéron annonça qu’il appelait Hybrida à témoigner, un mouvement d’excitation parcourut le jury. Je vis Rufus s’avancer sur son siège et chuchoter quelque chose à l’oreille de son secrétaire, qui se munit alors de son style.
Hybrida prêta serment rapidement, et Cicéron lui posa les questions qu’ils avaient préparées. Il commença par l’interroger sur sa carrière militaire sous Sylla, un quart de siècle plus tôt, et insista principalement sur sa loyauté envers l’État au moment de la conspiration de Catilina.
— Tu as mis de côté toute considération d’amitié passée, n’est-ce pas, demanda Cicéron, pour prendre le commandement des légions du sénat et finir par écraser le traître ?
— Absolument.
— Et tu as fait parvenir la tête du monstre au sénat pour attester de ta victoire ?
— Oui.
— Écoutez bien, citoyens, dit Cicéron en s’adressant au jury. Est-ce là l’acte d’un traître ? Le jeune Rufus ici présent a soutenu Catilina — qu’il ose le nier — et a fui Rome pour éviter d’avoir à partager son sort. Et pourtant, il a aujourd’hui l’outrecuidance de revenir subrepticement dans la cité et d’accuser de trahison celui-là même qui nous a sauvés du désastre !
Il se retourna vers Hybrida.
— Après avoir vaincu Catilina, tu m’as déchargé du fardeau d’avoir à gouverner la Macédoine afin que je puisse me consacrer à finir d’éteindre les dernières braises de la conspiration, c’est bien cela ?
— Tout à fait.
L’interrogatoire se poursuivit ainsi, Cicéron conduisant son client tout au long de son témoignage, tel un père conduit son enfant par la main. Il lui fit décrire comment il avait tiré des recettes de la Macédoine par des moyens parfaitement légaux, justifiés jusqu’au moindre sou, levé et équipé deux légions qu’il avait menées dans une expédition périlleuse à l’est, dans les montagnes de la mer Noire. Il dressa un tableau terrifiant de tribus guerrières — Gètes, Bastarnes, Histriens — harcelant les colonnes romaines qui suivaient la vallée du Danube.