dont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de la
détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre
mutuelle dignité.
--Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de
mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont
j'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale... Qui êtes-vous
donc vous-même, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur
mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.
--Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora,
je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.
--Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû le
deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre
talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vous
avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre
frère... ou votre mari?
--Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère,
monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chaste
que la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre
demeure.»
Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le
chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent
toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poids
énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il
interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique
qu'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta
rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances
de sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto,
l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins
de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement
qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,
ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants,
sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au
lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée
par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, et
jusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph
n'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait
jamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son
affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; mais
sa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui
firent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher ses
larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo,
concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'il
aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut
le premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres.
Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille
eut tout dit, il s'écria:
«Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que
je le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte
fille... Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avouerai
franchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il
après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peut
faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être
aussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vous
aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je le
pense, ma chère Porporina!
--Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi
des nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.
--Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma
jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui
la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme
une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âme
chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous
sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, je
l'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera
pas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seule
fois demander des nouvelles de sa fille.
--Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, répondit
Consuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Mais
la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa
Majesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnes
tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que son
engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.
--Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on dit
qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans la
ville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On
a parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit... On en était indigné;
mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers
ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de
Corilla...
--Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant
d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dû
m'y attendre.
--Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit
Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...
--Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne
le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le
dire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?
--Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secret
n'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de
quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour
qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici
d'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.
--Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas
l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence,
ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur
le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main
paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous
cet habit.
--Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si
le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage qui
me donne le courage de braver les foudres de l'_ordinaire_. Ainsi, mes
enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de me