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--Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Mais

rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais

tant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'une

mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspire

qu'à te rejoindre!»

Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de

l'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et

dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette

méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'il

souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne

Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'il

pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa

chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs

que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fit

à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué

un si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin

filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle

accomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne;

et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes

les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna,

le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté à

l'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:

«Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si

elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les

revers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici,

elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas!

j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et que

nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!

--Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeux

étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme

extraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?

--Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.

--Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous

retrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux

terribles.»

Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.

«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et

elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»

L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa

force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte

depuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettait

en rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'à

rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se

retira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que de

vagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.

«Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furent

dehors.

--Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina ne

vivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et

si désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire?

Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la

seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait

redouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrement

las de vivre.

--Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,

honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis

et d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on

maudit l'existence.

--Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna,

et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa

nièce Marianna Martiez...»

Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêta

brusquement.

«Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.

--On le dit; mais que m'importe?

--Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vite

de l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu

confonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue le

rejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place.

La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un

homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé,

secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se faire

nommer _poeta cesareo_. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, la

garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.

La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il

y a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, en

se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai

encore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne le

permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus

tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des

chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant

à sa _dilettissima amica_ qu'il soupirait après le jour de leur réunion,

et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur

existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que

la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses

illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là

est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante

comtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résulté

un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveux

pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'il

faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.

--Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher

maître, reprit Consuelo attristée.

--Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique

qui affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'est

un vieux proverbe.

--La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas,

ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire

qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédien

en scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait

à se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords

ne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En tout