devant lui jusqu'à ce qu'il eût compris ce qui se passait.
XCIV.
Après l'insinuation qu'elle avait lancée quelques minutes auparavant sur
les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernier
produisit un peu sur Corilla l'effet de la tête de Méduse. Mais elle
se rassura en pensant qu'elle avait parlé vénitien, et elle le salua en
allemand avec ce mélange d'embarras et d'effronterie qui caractérise le
regard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie.
Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité,
ne se leva pourtant point et ne lui rendit même pas son salut. Corilla,
qui s'était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout le
monde qu'il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, et
incapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout.
Elle s'était promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empêcher de
parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genre
d'esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce
décousu d'habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoique
ceci ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretés
s'enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corps
et de l'âme rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla,
qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'énergie de
les mener à bien. Elle avait donc remis d'un jour à l'autre sa visite au
chanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à se
déconcerter visiblement.
Alors, cherchant par un trait d'audace à se remettre en scène, elle dit à
Consuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras:
«Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et la
déposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour...
--_Dame Corilla_, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleur
dont il disait autrefois _dame Brigide_, faites-moi le plaisir de laisser
cet enfant tranquille.»
Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'élégance, quoique avec une
lenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet de
dessus ses oreilles:
«Depuis un quart d'heure que je vous écoute, et bien que je ne sois pas
très-familiarisé avec votre patois, j'en ai assez entendu pour être
autorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine que
j'ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupide
que méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux
belles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les faire
comprendre. Je n'ai qu'une chose à vous dire: cette jeune fille, cette
vierge, cette sainte, comme vous l'avez nommée tout à l'heure en croyant
railler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant à
cet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant: ne le
touchez donc pas. C'est un être sacré qu'un enfant; Consuelo l'a dit, et
je l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette même
Consuelo que j'ai osé me charger de votre fille, sans craindre que les
instincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent à m'en faire repentir
un jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature le
pouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de
lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous,
il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd'hui, ne plus
considérer cet enfant comme le vôtre. Vous l'avez abandonné, vous l'avez
cédé, donné; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argent
pour nous payer son éducation...»
Il fit un signe à la jardinière, qui prévenue par lui depuis quelques
instants avait tiré de l'armoire un sac lié et cacheté; celui que Corilla
avait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas été ouvert.
Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:
«Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vous
prie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sous
quelque prétexte que ce soit. A ces conditions, et à celle que vous ne vous
permettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont
forcé d'être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus
absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je
vous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre
la vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changer
vos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en un
séjour de quelques années dans un couvent de filles repenties.»
Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendre
l'enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, au
fond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui,
terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sans
savoir où elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.
Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprécation, une indignation
d'honnête homme qui, peu à peu, l'avait rendu étrangement puissant.
Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorité qui
ne s'efface jamais chez le prêtre, et aussi l'attitude du commandement
royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le
bâtard d'Auguste II, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d'une
sorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n'avait
parlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d'effroi et
de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dans
les outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse,
elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et
s'enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de
cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d'enjouement,
retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.
Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement
de l'oeil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la
vit trébucher au bout de l'allée et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eût
fait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eût plus la force de se
soutenir. Emportée par son bon coeur, et trouvant la leçon plus cruelle
qu'elle n'eût eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins
de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente
attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieuré,
elle l'empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur
le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quand
elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforçait de