sifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels
elle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre
miracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur
elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec
plus de _maestria_, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne lui
était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance;
il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme une
corde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans une
sphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'y
trouver les forces de la réalité.
Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance.
Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au
moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur
elle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait de
recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme
fût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par
une de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples,
il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards,
il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment,
puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec
tant d'énergie.
«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me
trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin
de la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un
triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»
Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux,
mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,
elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être?
où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas
de l'escalier? Était-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venir
lui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,
en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'elle
rentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous
les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,
mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela
était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse
et de vérité.
Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, de
sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et
la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de
fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds
une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement.
Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa.
C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe
disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter
que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression,
peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de
l'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.
Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture de
l'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un
mot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous son
manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par
le vent de là mort.
En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces de
sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient
remarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans de
sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le
foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du
théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck
évanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dans
une des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et de
confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre
et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le
public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir
l'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux et
quelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger le
pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait
envoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur
et d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'en
retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses
relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son
amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions,
qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissements
et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les
portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour
éclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara
qu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir de
près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; mais
que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué
sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et
avait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le
reporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fit
perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa
Majesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps
de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit
jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à
personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher
à Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt ne
l'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison
militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1].
Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait
à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes
influents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en
fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis et
de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença
à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les
injustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré son
ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de
ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons