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Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora

en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage

de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette

dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.

Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à

Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.

Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions

contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un

peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le

théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait

avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.

Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la

dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut

montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et

finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.

«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est

venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé

toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions

sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de

cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au

théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais

quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat

de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a

vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là

toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants

auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te

croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la

tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son

intervention.

--Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se

cacher la figure d'un crêpe?

--Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été

l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de

politique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu à

Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu en

Bohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcher

prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu

faire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays,

tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il

les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter,

puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.

Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert;

car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sa

chère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela à

laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure

de la part d'un Bohémien.

--Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille

inquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu,

arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de

Trenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans les

prisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il

subit ce malheur!

--Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne

sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.

--En as-tu le pressentiment, Joseph?

--Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je

crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends.

Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitié

le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il a

renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il est

intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule

de t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément... ne le nie pas!

Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi,

en écoutant _Zénobie_. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de

tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.

--Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne me

disait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde

ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre en

m'épousant?

--Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion,

tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux,

nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'un

homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et

aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa

vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de

Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta

vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de

sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi,

ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du

comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de

larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliée

de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait

point, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen.

Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou

consommer le sien en t'y suivant.

--Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi

pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui me

serre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amour

et de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie de

théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de

lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je

suis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre

tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.

--Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.

Tu n'aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans

déchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre

avec le monde sans épouvante et sans consternation.

--Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouer

maintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire...