pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine
en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez
les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de
déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous
comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le
devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»
Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme.
Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,
l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien
cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations
profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint
s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,
mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à
prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la
conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et
secourable.
Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition
d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce
dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction
de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le
soigner.
«Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à
merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la
Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela
veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende
ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le
bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.
--Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au
point de quitter le théâtre?
--Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France
avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur
lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et
qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»
La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser.
Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant
doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts.
Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir
celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:
«Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le
trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette
femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je
le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est
vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher
maître, ne l'abandonnons pas ainsi ...
--Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné,
si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le
disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine
bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds.
Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un
certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu
verras un artiste savant, modeste et généreux.»
Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit
l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public,
condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour
obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition,
ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice
atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans
un opéra-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi
cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent.
Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait
pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec
la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa
poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui
l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le
public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un
horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.
Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle
comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée
d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une
couronne de laurier.
«Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.
--Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es
bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui
remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un
spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour
viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on
oubliera de te couronner.
--Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»
Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs
qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa.
L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta
seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée
comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et
d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration
de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux
lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si
c'eût été la morsure d'un serpent.
«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin
de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!
jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit!
la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!...»
Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à
genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire
de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant
à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne
comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler
l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter,
et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le
comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact
et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles
entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on
appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et
portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans
ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine