Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se
rendit chez la Corilla.
«Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo
est partie!
--Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?
--Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende
lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était
engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire
représenter son nouvel opéra.
--Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers
la porte.
--Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un
rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour
Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme.
Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est
au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora,
pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du
théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de
la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi
songe à reparaître demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais à la
répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un
tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.
--Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la
vie.»
Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.
XXI.
Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le
comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout
Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment
expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier
mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et
mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes
pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses
maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette
austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait
pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à
chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien,
pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son
chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne
fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité
devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la
rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se
prit à plaindre et à regretter vivement.
Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora;
mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:
«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui
avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de
cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.
Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et
j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera
effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y
travaille.»
De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait
trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout
encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en
verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui
transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.
«Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir
dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute
joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?
Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant;
regarde. Cela ne me fâche point.
--Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au
fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce
lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.
--Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère
Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu
d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a
pas laissé un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit
présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son
crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et
sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin
arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament.
Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en
pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à
présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit
qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand
la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire
de petits présents aux jeunes filles du quartier.
--Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»
Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères
de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo;
ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue
travailler!
«O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se
tordant les mains.
Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.
Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous
deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le
rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la
Corilla impassible.
«Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès
qu'il se retrouva seul avec elle.
Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:
«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais
guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si
bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine
de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait
arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage
d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut
que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons
maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations
peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se
manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du
monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait
encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui