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croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui

croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine

d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre

les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront,

les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La

portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous

écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et

alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de

rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là,

cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu

respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te

rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez

Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le

temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop

tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et

tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»

Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit

payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le

public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à

braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le

comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir

fait de vaines démarches pour attirer à Venise un _primo-uomo_ dans une

saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les

principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta

pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et

l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop

brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne

pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient

louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient

comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils

étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils

finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,

ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut,

entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait

céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa

part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant

qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui

traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le

méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus

d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux

sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il

avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué

aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les

femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie

de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était

l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre,

c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité

sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des

spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,

en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux

premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla,

qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.

Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à

craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un

méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente

qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne

intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles

mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du

Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus

indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur

déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.

Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la

décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné

naguère.

Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait

un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond

dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était

pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la

triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de

fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous

les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement

cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa

fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son

attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait

des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas

croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire,

me rendra un grand service.

Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait

contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui

suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur

qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour

qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en

distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas

guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,

au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla,

adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se

venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du

grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses;

passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la

Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût

pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de

ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs

sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il

passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des

sombres masures de la Corte-Minelli.

La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée,

comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des

outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de

cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner

cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement,

elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait

jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des

vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la