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Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint

annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la

Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux

aguets, lui dit:

«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le

gondolier.

--En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre,

et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.

--Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et

l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.

--Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre

cette barque que tu vois là devant nous.»

Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un

instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto

entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.

«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla

qui prend le frais avec monsieur le comte.»

En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame

des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité,

la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom

au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence

se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:

«Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de

toutes les femmes.

--J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le

comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque

avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées

de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de

bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:

«Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le

même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour

qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»

Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais

quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes

maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage

profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du

comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:

«Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_»

Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à

sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive

opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra

dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout

l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui

mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts

en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise

s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.

XXII.

Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la

Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de

Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine

d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais

quelle tradition, le _Château des Géants_. Quoiqu'il eut de loin

l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de

plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette

époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture

féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de

l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche

domaine.

Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la

Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble

et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la

montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve,

qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes

enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des

héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la

Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne

définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme

oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient

doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et

vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons

aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait

leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.

Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,

le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût

point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,

et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché

d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette

conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de

complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur

de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la

conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De

l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait

transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette

famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne

fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune

agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait

largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant

aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,

enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et

de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de

ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne

sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les

Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à

chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on

était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de

nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer

les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces

guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de

ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un

régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier

disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent

la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans

sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick,