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son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de

quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter

désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames

déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière

de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.

Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls

le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.

Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée

à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se

nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des

raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes

aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où

brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre.

Le comte Christian venait d'achever à voix haute le _Benedicite_, que

les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux

serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes

de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de

leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du

comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le _côté du

coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère

et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait

toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se

plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur

aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et

d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte

Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des

Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre

bout, vis-à-vis de sa noble tante.

De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins

disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le

chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef

de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par

un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible

et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher

dans les autres une distraction à ses propres pensées.

Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament

plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et

aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et

d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de

savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes

ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de

fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait

comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien

Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté

le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on

l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait

doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce

que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait

de sonner.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même

passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par

semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la

généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait

sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'à celle du moindre

gentilhomme.

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d'effrayant et

de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un

présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie

inexplicable à quiconque n'était pas initié au secret de la maison, dès

qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par

vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se

portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une

anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté

cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n'accueillait pas toujours

ses paroles sans un mélange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,

osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa

disposition du moment.

Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,

était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui

disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille,

je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître

dont cet affreux château des Géants est l'écaille.» C'est en dire assez

pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette

impitoyable cage.

Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille,

particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la

chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité

d'appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l'année), fut

interrompue par le comte Albert.

«Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.

Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et

menaçant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'intérieur du château

et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s'en

apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien

n'annonçait qu'une tempête dût éclater prochainement.

Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amélie seule se

contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le

cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets,

recommençait après un moment d'interruption et d'inquiétude.

«N'entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du

Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'à vous?» reprit

Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son

père.

Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout

concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il

taillait d'une main athlétique comme il eût fait d'un quartier de

granit:

«En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous

pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»

Albert sourit d'un air étrange, et tout redevint morne.

Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées qu'un coup de vent terrible

ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en

battant comme d'un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les

hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que