dans un paisible sommeil.
«Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le
voilà qui s'endort à table? c'est vraiment fort galant!
--Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune
homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager,
pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.
--Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le
tirer de cet assoupissement.
--Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant
les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour
où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison
définitive!
--Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos coeurs
vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture
que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance
de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»
On se leva pour réciter _les grâces_, et chacun resta debout pendant
quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des
Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses
larmes coulèrent sur ses joues flétries.
Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l'ordre
d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédérick,
ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il
pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d'un
air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si
ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de
sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite
de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on
l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour
dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il
trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures
amies pour réjouir son coeur.
--Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le
transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.
--Il est très-pernicieux de dormir étendu après souper, s'écria le
baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui
donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»
Christian comprit que refuser l'offre de son frère serait lui faire un
véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de
cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'aperçût en aucune façon du
dérangement, tant son sommeil était voisin de l'état léthargique. Le
baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant
les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air
de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce
sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se
promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de
s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,
au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien à son nouveau siège,
qu'il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du
tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l'éloignement.
Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu'on ne sonnait que pour
les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux
Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une
grande lettre qu'il présenta au comte Christian, sans dire une seule
parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de
son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la
signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en
faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s'approcha d'une
bougie, et lut tout haut ce qui suit:
«Illustre et bien-aimé seigneur comte,»
«Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est
m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai reçus d'elle, et
dont mon coeur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à
exécuter ses ordres révérés, je n'espérais pas, cependant, trouver la
personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement
que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à
coïncider d'une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je
m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des
conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je
ne l'envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et
aimable nièce le loisir d'attendre sans trop d'impatience un résultat
plus complet de mes recherches et de mes démarches.»
«La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon
élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le
désire l'aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie
obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.
Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous réclamez d'une
gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les
sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à
fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de
son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de
la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries
pourront l'admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais
commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.
Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble
famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une
_duègne_ ni une _suivante_ que j'adresse à l'aimable baronne, mais une
_compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le
demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la
lettre de votre excellence.»
«Le seigneur Corner, nommé à l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de
son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n'arrivera pas
avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse
élève, veut m'emmener, à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit
prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je
cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate
Venise où je n'ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous
genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j'ai connu des
jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j'y ai
laissés. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premières
places dans les souvenirs de ce vieux coeur froissé, mais non refroidi,
qu'elle a rempli d'une éternelle affection et d'une profonde gratitude.
C'est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie