un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui
ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau
rire d'Amélie.
«Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le
plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d'achever sa sieste
au salon. A neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour
cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien
entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir
conscience de rien, et s'éveille avec le jour, aussi dispos, aussi
alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller préparer ses
chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»
A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à
passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un
lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures
slaves, et l'embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de
saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et
disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux
Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les
uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se
dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire
semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant
qu'ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle
apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le
seuiclass="underline" c'était un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe
figure, mais d'une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête
aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était
retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses
longs cheveux, noirs comme l'ébène, tombaient en désordre sur ses joues
pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.
Il fit aux serviteurs qui s'étaient avancés à sa rencontre un geste
impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance,
comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte
Christian, qui venait derrière lui:
«Je vous assure, mon père, dit-il d'une voix harmonieuse et avec
l'accent le plus noble, que je n'ai jamais été aussi calme. Quelque
chose de grand s'est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est
descendue sur notre maison.
--Que Dieu t'entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la
main, comme pour le bénir.
Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père;
puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avança
jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des
doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo
pendant quelques secondes. Frappée d'un respect involontaire, Consuelo
le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et
continua à la regarder.
«Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle
que ...»
Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,
ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner
le moindre témoignage de surprise ou d'intérêt, et sortit lentement par
la grande porte.
«Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....
--Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais
vous parlez allemand à la signora qui ne l'entend point.
--Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j'ai parlé
beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyagé; je me
souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose
pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner
quelques leçons, j'espère m'y remettre dans peu de jours.
--Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je
comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais
parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient
de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien
pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement
indisposé ... et qu'après son évanouissement il était encore si faible,
que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frère?
ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu'elle venait
de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.
--Ma chère soeur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d'excuser
mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'étonner de certaines
choses que nous lui apprendrons demain à coeur ouvert, avec la confiance
que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espère dire
bientôt l'amie de notre famille.»
C'était l'heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des
habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées
plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines,
eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans
tenir compte de leur présence. D'ailleurs il tardait à Consuelo de se
retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable
qu'elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.
«J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle
aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de
l'appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de
tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos
bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant
tout de vous reposer.
--Qu'à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J'ai les membres
brisés, il est vrai; mais j'ai la tête si échauffée, que je suis bien
certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous
voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de
leçon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,
et encore moins à madame la chanoinesse.
--Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour
reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j'irai passer une
robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après
m'asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'à ce que le
sommeil nous vienne. Est-ce convenu?
--De tout mon coeur, répondit la nouvelle gouvernante.
XXV.
«Sachez donc, ma chère ... dit Amélie lorsqu'elle eut fait ses
arrangements pour la conversation projetée. Mais je m'aperçois que je ne
sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de
supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous