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l'abbé.

«--Il n'était point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des

semaines de silence et de méditation, il avait des jours d'expansion et

des heures d'éloquence.

«--Je ne l'ai jamais vu se départir, reprit l'abbé, de la réserve que

votre seigneurie remarque en ce moment.

«--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des

choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian à sa soeur

alarmée; voilà bien les femmes!

«--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de

l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.

«--C'est le caractère constant de monsieur le comte, répondit l'abbé;

c'est un homme concentré, qui ne fait part à personne de ses

impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensée, ne s'impressionne

de presque rien d'extérieur. C'est le fait des personnes froides,

sensées, réfléchies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant à

l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette âme ennemie de

l'action et de toute initiative dangereuse.

--Oh! je fais serment que ce n'est pas là son vrai caractère! s'écria la

chanoinesse.

--Madame la chanoinesse reviendra des préventions qu'elle se forme

contre un si rare avantage.

--En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbé parle

fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le

résultat que nous avons tant désiré? N'a-t-il pas détourné les malheurs

que nous redoutions? Albert s'annonçait comme un prodigue, un

enthousiaste, un téméraire. Il nous revient tel qu'il doit être pour

mériter l'estime, la confiance et la considération de ses semblables.

--Mais effacé comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-être

raidi contre toutes choses, et dédaigneux de tout ce qui ne répond pas à

ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous

qui l'attendions avec tant d'impatience!

--Monsieur le comte était impatient lui-même de revenir, reprit l'abbé;

je le voyais, bien qu'il ne le manifestât pas ouvertement. Il est si peu

démonstratif! La nature l'a fait recueilli.

--La nature l'a fait démonstratif, au contraire, répliqua-t-elle

vivement. Il était quelquefois violent, et quelquefois tendre à l'excès.

Il me fâchait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'étais

désarmée.

«--Avec moi, dit l'abbé, il n'a jamais eu rien à réparer.

«--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle....

«--Hélas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me

consterne et me serre le coeur?

--C'est un visage noble et fier qui sied à un homme de son rang,

répondit l'abbé.

«--C'est un visage de pierre! s'écria la chanoinesse. Il me semble que

je vois ma mère, non pas telle que je l'ai connue, sensible et

bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacée dans

son cadre de bois de chêne.

«--Je répète à votre seigneurie, dit l'abbé, que c'est l'expression

habituelle du comte Albert depuis huit années.

«--Hélas! il y a donc huit mortelles années qu'il n'a souri à personne!

dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures

que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa

bouche close et décolorée! Ah! j'ai envie de me précipiter vers lui et

de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son

indifférence, en le grondant même comme autrefois, pour voir si, comme

autrefois, il ne se jettera pas à mon cou en sanglotant.

«--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chère soeur, dit le comte

Christian en la forçant de se détourner d'Albert qu'elle regardait

toujours avec des yeux humides. N'écoutez pas les faiblesses d'un coeur

materneclass="underline" nous avons bien assez éprouvé qu'une sensibilité excessive

était le fléau de la vie et de la raison de notre enfant. En le

distrayant, en éloignant de lui toute émotion vive, monsieur l'abbé,

conformément à nos recommandations et à celles des médecins, est parvenu

à calmer cette âme agitée; ne détruisez pas son ouvrage par les caprices

d'une tendresse puérile.»

«La chanoinesse se rendit à ces raisons, et tâcha de s'habituer à

l'extérieur glacé d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle

disait souvent à l'oreille de son frère: Vous direz ce que vous voudrez,

Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas

comme un homme, mais comme un enfant malade.

«Le soir, au moment de se séparer, on s'embrassa; Albert reçut

respectueusement la bénédiction de son père, et lorsque la chanoinesse

le pressa sur son coeur, il s'aperçut qu'elle tremblait et que sa voix

était émue. Elle se mit à trembler aussi, et s'arracha brusquement de

ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'éveiller en lui.

«--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitué

à ces émotions, et vous lui faites du mal.

«En même temps, peu rassuré, et fort ému lui-même, il suivait des yeux

son fils, pour voir si dans ses manières avec l'abbé, il surprendrait

une préférence exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son

gouverneur avec une politesse très-froide.

«--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et

satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbé de ne pas vous quitter

comme il en manifestait déjà le projet, et en l'engageant à rester près

de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas

que le bonheur de nous retrouver en famille fût empoisonné pour vous par

un regret, et j'espère que votre respectable ami nous aidera à vous

donner cette joie sans mélange.»

«Albert ne répondit que par un profond salut, et en même temps un

sourire étrange effleura ses lèvres.

«--Hélas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut éloigné, c'est donc là son

sourire à présent.»

XXVII.

«Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait

beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et

particulièrement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom

illustre et sa fortune encore considérable, Albert pouvait prétendre aux

premiers partis. Mais dans le cas où un reste d'indolence et de

sauvagerie le rendrait inhabile à se produire et à se pousser dans le

monde, on lui tenait en réserve une jeune personne aussi bien née que

lui, puisqu'elle était sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,

moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est à

seize ans, quand on est fraîche et parée de ce qu'on appelle en France

la beauté du diable. Cette jeune personne, c'était Amélie, baronne de