Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.
«Celle-là, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.
Élevée au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se
marier. Elle ne peut guère aspirer à un meilleur parti; et quant aux
bizarreries que pourrait encore présenter le caractère de son cousin,
d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parenté, quelques mois d'intimité
auprès de nous, effaceront certainement toute répugnance, et
l'engageront, ne fût-ce que par esprit de famille, à tolérer en silence
ce qu'une étrangère ne supporterait peut-être pas. On était sûr de
l'assentiment de mon père, qui n'a jamais eu d'autre volonté que celle
de son aîné et de sa soeur Wenceslawa, et qui, à vrai dire, n'a jamais
eu une volonté en propre.
«Lorsque après quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la
constante mélancolie et la réserve absolue qui semblaient être le
caractère décidé de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le
dernier rejeton de leur race n'était destiné à lui rendre aucun éclat
par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun
rôle brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,
ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il répondait
d'un air de résignation qu'il obéirait aux volontés de ses parents, mais
qu'il n'avait pour lui-même aucun besoin de luxe ou de gloire. Après
tout, ce naturel indolent n'était que la répétition exagérée de celui de
son père, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et
chez qui la modestie est une sorte d'abnégation. Ce qui donne à mon
oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment
énergique, quoique dépourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.
Albert semblait désormais comprendre les devoirs de la famille; mais les
devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas
l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son père et le mien avaient
suivi la carrière des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils
avaient porté dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspiré
par la majesté impériale. C'était le devoir de leur temps d'obéir et de
croire aveuglément à des maîtres. Ce temps-ci, plus éclairé, dépouille
les souverains de l'auréole, et la jeunesse se permet de ne pas croire à
la couronne plus qu'à la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer
dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses
discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dédaigneux.
«Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le
contrarions pas. Ne compromettons pas cette guérison assez triste qui
nous a rendu un homme éteint à la place d'un homme exaspéré. Laissons-le
vivre paisiblement à sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,
comme l'ont été plusieurs de ses ancêtres, ou un chasseur passionné
contre notre frère Frédérick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme
nous nous efforçons de l'être. Qu'il mène dès à présent la vie
tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des
Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas
qu'il soit le dernier de sa race, hâtons-nous de le marier, afin que les
héritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'éclat de nos
destinées. Qui sait? peut-être le généreux sang de ses aïeux se
repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus
bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.
«Et il fut décidé qu'on parlerait mariage à mon cousin Albert.
«On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu
disposé à ce parti qu'à tous les autres, on lui en parla sérieusement et
vivement. Il objecta sa timidité, sa gaucherie auprès des femmes. «II
est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un prétendant aussi
sérieux qu'Albert m'eût fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse
pas échangé ma bosse contre sa conversation.»
«--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir à notre pis-aller, et lui
faire épouser Amélie. Il l'a connue enfant, il la considère comme sa
soeur, il sera moins timide auprès d'elle; et comme elle est d'un
caractère enjoué et décidé, elle corrigera, par sa bonne humeur,
l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.
«Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,
consentit à me voir et à me connaître. Il fut convenu que je ne serais
avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours
possible de sa part. On écrivit à mon père; et dès qu'on eut son
assentiment, on commença les démarches pour obtenir du pape les
dispenses nécessaires à cause de notre parenté. En même temps mon père
me retira du couvent, et un beau matin nous arrivâmes au château des
Géants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente
de voir mon fiancé; mon bon père plein d'espérance, et s'imaginant
m'avoir bien caché un projet qu'à son insu il m'avait, chemin faisant,
révélé à chaque mot.
«La première chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et
son air digne. Je vous avouerai, ma chère Nina, que mon coeur battit
bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je
fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses
manières sérieuses ne me déplaisaient pas; il ne semblait pas contraint
le moins du monde auprès de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre
enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer
aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque
sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarité. Ma gaieté le
faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportée
de joie, m'attribuait l'honneur de cette guérison qu'elle croyait devoir
être radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur
qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadée que bientôt il
ferait plus d'attention à ma petite mine éveillée et aux jolies
toilettes que je prodiguais pour lui plaire.
«Mais j'eus bientôt la mortification de voir qu'il se souciait fort peu
de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne
tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui
dessinait ma taille à ravir. Il prétendit que la robe était d'un beau
rouge. L'abbé, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort
mielleux au bord des lèvres, et qui voulait lui donner une leçon de
galanterie, s'écria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne
vît pas seulement la couleur de mon vêtement. C'était pour Albert
l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes
joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de répondre à l'abbé,
d'un ton fort sec, qu'il était aussi capable que lui de distinguer les
couleurs, et que ma robe était rouge comme du sang.
«Je ne sais pourquoi cette brutalité et cette bizarrerie d'expression me