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donnèrent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui

me fit peur. De ce jour-là, je commençai à le craindre plus qu'à

l'aimer. Bientôt je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le

crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,

peu à peu, et vous me comprendrez.

«Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes à Tauss; la

ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette

promenade; Albert devait m'accompagner à cheval. J'étais prête, et

j'attendais qu'il vînt me présenter la main. Les voitures attendaient

aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre

disait avoir frappé à sa porte à l'heure accoutumée. On envoya de

nouveau savoir s'il se préparait. Albert avait la manie de s'habiller

toujours lui-même, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa

chambre avant qu'il en fût sorti. On frappa en vain; il ne répondit pas.

Son père, inquiet de ce silence, monta à sa chambre, et ne put ni ouvrir

la porte, qui était barricadée en dedans, ni obtenir un mot. On

commençait à s'effrayer, lorsque l'abbé dit d'un air fort tranquille que

le comte Albert était sujet à de longs accès de sommeil qui tenaient de

l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il

était agité et comme souffrant pendant plusieurs jours.

«--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.

«--Je ne le pense pas, répondit l'abbé. Je ne l'ai jamais entendu se

plaindre de rien. Les médecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait

ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet

accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont

grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli

de toutes choses.

«--Et cela est fréquent? demanda mon oncle.

«--J'ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit

années, répondit l'abbé; et, ne l'ayant jamais troublé par mes

empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.

«--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort

impatientée.

«--Plus ou moins, dit l'abbé, suivant la durée de l'insomnie qui précède

ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le

comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.

Il est extrêmement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie

bien rare.

«--Il est donc bien savant? repris-je.

«--Il est extrêmement savant.

«--Et il ne le montre jamais?

«--Il en fait mystère, et ne s'en doute pas lui-même.

«--À quoi cela lui sert-il, en ce cas?

«--Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me

regardant d'un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne

suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.»

«Je compris la leçon, et n'en eus que plus de dépit, comme vous pouvez

croire. On résolut d'attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin;

mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai

quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis à broder au métier, non

sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.

J'étais outrée de l'impertinence d'Albert, qui s'était oublié sur ses

livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,

s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je

l'attendais. L'heure s'avançait, et force fut de renoncer au projet de

la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l'abbé, prit son

fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta

les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu,

sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme

était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre

de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans

un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par

les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous

dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbé nous

recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de

questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s'il

montrait quelque chagrin de sa mésaventure.

«--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?

m'écriai-je avec un peu d'emportement.

«Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et

j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire

d'excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de

notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très-sec. Il ne

s'en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.

Le soir, mon père pensa qu'un peu de musique l'égaierait. Je n'avais pas

encore chanté devant Albert. Ma harpe n'était arrivée que de la veille.

Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de

connaître la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que

je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de

pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.

Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui

eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de

quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas

fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes

de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s'était endormi,

mon oncle attendait près de la porte que sa soeur vînt lui dire quelque

chose de son fils. L'abbé resta seul à me faire des compliments qui

m'irritèrent encore plus que l'indifférence des autres.

«--Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.

«--Il l'aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c'est selon ...

«--C'est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.

«--C'est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son

âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.

Vous l'aurez ému, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne

pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les

plus grands éloges.»

«Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de

railleur qui me le faisait détester. Mais j'en fus bientôt délivrée,

comme vous allez l'apprendre tout à l'heure.»

XXVIII.

«Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son coeur n'est pas

vivement ému, eut la malheureuse idée de s'engager dans une conversation

avec l'abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de

famille, qui l'absorbent presque entièrement, il n'y a pour elle au