«--Bonté divine! s'écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet
enfant? Ne l'écoutez pas, monsieur l'abbé! Jamais, non, jamais, notre
famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de
prononcer le nom abominable.
«--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une
Rudolstadt dans le fond de l'âme, bien que vous soyez dans le fait une
Podiebrad. Mais, quant à moi, j'ai dans les veines un sang coloré de
quelques gouttes de plus de sang bohème, purifié de quelques gouttes de
moins de sang étranger. Ma mère n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni
Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave;
et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse à
laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse
personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,
si vous l'avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa
un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz
elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,
comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!
«--Ceci est un rêve, une erreur, Albert!...
«--Non, ma chère tante; j'en appelle à monsieur le chapelain, qui est un
homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les
parchemins qui le prouvaient.
«--Moi? s'écria le chapelain, pâle comme la mort.
«--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbé, répondit
Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de
prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de
la mort de ma mère!
«--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour
témoin! reprit l'abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous
révéler ...?
«--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut
que celle du prêtre!
«--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.
«--La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.
«--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout
pensif et tout triste.
«--La voix du sang, mon père! répondit Albert d'un ton qui nous fit tous
tressaillir.
«--Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les
mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre
mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant
notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son
esprit en ait été frappé de bonne heure.
«--Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n'avait pas
trois ans lorsqu'il perdit sa mère.
«--Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu'il soit resté dans
la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de
mensonge et tissus d'impiétés, qu'elle avait conservés par esprit de
famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à
son heure suprême.
«--Non, il n'en est pas resté, répondit Albert, qui n'avait pas perdu
une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et
qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l'autre
bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous
avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_
dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.
«--Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le
comte Christian d'un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent
s'est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute
exagéré, de ces événements domestiques?
«--Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma
conscience.
«--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le
chapelain consterné.
«--Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa
l'abbé, que le comte Albert est doué d'une mémoire extraordinaire, et
que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'âge
tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare
intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un
développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir
des choses, j'ai reconnu qu'elle était prodigieuse en effet.
«--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à
fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous
rappelez pas ce que vous avez fait en l'année 1619, après que Withold
Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma
chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la
pierre d'épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette
circonstance, je le parierais, monsieur l'abbé?
«--Je l'ai oubliée entièrement, je l'avoue, répondit l'abbé avec un
sourire railleur qui n'était pas de trop bon goût dans un moment où il
devenait évident pour nous tous qu'Albert divaguait complètement.
«--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter.
Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui
avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les
ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et
qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et
s'apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon
aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous
lui promîtes de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui
conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants,
si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix
d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de
faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle
était née catholique, et n'avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne
sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour
conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son
sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous
ceux de ses ancêtres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères
de l'union, et luthériens_. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont
ceux des diverses sectes qui joignent l'hérésie de Jean Huss à celle de
Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont
nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda.
Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes
impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense
auto-da-fé de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,
pour son bonheur, n'a pu rétablir l'arbre généalogique des Podiebrad, et