s'est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de
vos services, vous fûtes riche, très-riche. Trois mois après, il fut
permis à Ulrique d'aller embrasser à Vienne les genoux de l'empereur,
qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire
élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous
les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si
vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les
rangs de la tyrannie autrichienne ...
«--Tes fils et toi!... dit ma tante désespérée, voyant qu'il battait la
campagne.
«--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très-sérieusement
Albert.
«--C'est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian.
Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d'un siècle
nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l'ordre de la
Providence.»
«Albert n'en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous
persuader qu'il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le
premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il
nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait gardé du
supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au
jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n'était autre que l'abbé, son
gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait
éprouvée pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les impériaux et pour
les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il
ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et
perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur
cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en
Bohême cent ans après sa mort, et compléter son oeuvre; prédiction qui
s'était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss
ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d'hérésie, de
superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela
fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si
détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu'il prétendait avoir
vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle
de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait
avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous
restâmes tous béants à l'écouter, sans qu'aucun de nous eût la force de
l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui
souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du
moins la connaître à fond; car c'était la première fois qu'elle se
manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour
tâcher ensuite de la combattre. L'abbé s'efforçait de tourner la chose
en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un
esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous
mystifier par son incroyable érudition.
«--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi
l'histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de
détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés
au merveilleux, qu'il a véritablement assisté aux scènes qu'il raconte.»
«La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n'est pas très-éloignée
de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole,
prit très-mal les insinuations de l'abbé, et lui conseilla de garder ses
explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand
effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête
remplie.
«--Prenez garde, ma tante; s'écria Albert avec impatience, que je ne
vous dise qui vous êtes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais
quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès
de moi.
«--Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et
dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants
l'indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous
pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que
pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,
à ce prix, calmer votre esprit égaré.»
«Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et
attendris.
«--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant à
ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe
de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a
frappé mon oreille aujourd'hui à plusieurs reprises.
«--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforçant de l'égayer,
et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en
l'année 1619.
«--Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne
dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaître
dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempé dans le sang de
Ziska, dans ma propre substance, qui s'était égarée je ne sais comment.
Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,
Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»
«En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous
consternés de la triste découverte qu'il venait enfin de nous faire
faire sur le dérangement de son esprit.
«Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement,
Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que
cette démence fût l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se
levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort
malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par
enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa
mère, où il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du
château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois
environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de près ni de
loin. La trace de ses pas n'était restée nulle part. La journée et la
nuit s'écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens
furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.
«Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa
dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation.
Je ne puis vous dire quelle terreur j'éprouvai, moi qui n'avais jamais
souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de
cette importance. Je crus très-sérieusement qu'Albert s'était donné la
mort ou s'était enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une
fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu
de l'effroi que m'inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père
conservait la force d'aller à la chasse, s'imaginant que, dans ses
courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre