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-Frère, dit-il, les morts m'ennuient. Apprends-moi quels sont ces gens qui viennent à nous.

IV. LES POINGS DE SIDOINE.

J'ai oublié de te dire qu'il pouvait être midi, lorsque nos voyageurs discouraient de la sorte, assis sur une des grandes pyramides. Le Nil roulait lourdement ses eaux dans la plaine, pareil à la coulée d'un métal en fusion; le ciel était blanc comme la voûte d'un four énorme chauffé pour quelque cuisson gigantesque; la terre n'avait pas une ombre, et dormait sans haleine, écrasée sous un sommeil de plomb. Dans cette immense immobilité du désert, les deux troupes formées en colonnes, s'avançaient, semblables à des serpents glissant avec lenteur sur le sable.

Elles s'allongeaient, s'allongeaient toujours. Bientôt ce ne furent plus de simples caravanes, mais deux armées formidables, deux peuples rangés par files démesurées qui allaient d'un bout de l'horizon à l'autre, coupant d'une ligne sombre la blancheur éclatante du sol. Les uns, ceux qui descendaient du nord, portaient des casaques bleues; les autres, ceux qui montaient du midi, étaient vêtues de blouses vertes. Tous avaient à l'épaule de longues piques à pointe d'acier; de sorte qu'à chaque pas que faisaient les colonnes, un large éclair les sillonnait silencieusement. Ils marchaient les uns contre les autres.

-Mon mignon, cria Médéric, plaçons-nous bien, car, si je ne me trompe, nous allons avoir un beau spectacle. Ces braves gens ne manquent pas d'esprit. Le lieu est on ne peut mieux choisi pour couper commodément la gorge à quelques cent mille hommes. Ils vont se massacrer à l'aise, et les vaincus auront un beau champ de course, lorsqu'il s'agira de décamper au plus vite. Parlez-moi d'une pareille plaine pour se battre à l'extrême satisfaction des spectateurs.

Cependant, les deux armées s'étaient arrêtées en face l'une de l'autre, laissant entre elles une large bande de terrain. Elles poussèrent des clameurs effroyables, elles brandirent leurs armes, se montrèrent le poing, mais n'avancèrent pas d'une toise. Chacune semblait avoir un grand respect pour les piques ennemies.

-Oh! les lâches coquins! répétait Médéric qui s'impatientait; est-ce qu'ils comptent coucher ici? Je jurerais qu'ils ont fait plus de cent lieues pour le seul plaisir de se gourmer. Et, maintenant, les voilà qui hésitent à échanger la moindre chiquenaude. Je te demande un peu, mon mignon, s'il est raisonnable à deux ou trois millions d'hommes de se donner rendez-vous en Egypte, sur le coup de midi, pour se regarder face à face, en se criant des injures. Vous battrez-vous, coquins! Mais vois-les donc: ils bâillent au soleil, comme des lézards; ils semblent ne pas se douter que nous attendons. Ohé! doubles lâches, vous battrez-vous ou ne vous battrez-vous pas!

Les Bleus, comme s'ils avaient entendu les exhortations de Médéric, firent deux pas en avant. Les Verts, voyant cette manoeuvre, en firent par prudence deux en arrière. Sidoine fut scandalisé.

-Frère, dit-il, j'éprouve une furieuse envie de m'en mêler. La danse ne commencera jamais, si je ne la mets en branle. N'es-tu pas d'avis qu'il serait bon d'essayer mes poings, en cette occasion?

-Pardieu! répondit Médéric, tu auras eu une idée décente dans ta vie. Retrousse tes manches, fais-moi de la propre besogne.

Sidoine retroussa ses manches et se leva.

-Par lesquels dois-je commencer? demanda-t-il; les Bleus ou les Verts?

Médéric songea une seconde.

-Mon mignon, dit-il, les Verts sont à coup sûr les plus poltrons. Daube-les-moi d'importance, pour leur apprendre que la peur ne garantit pas des coups. Mais attends: je ne veux rien perdre du spectacle; je vais, avant tout, me poster commodément.

Ce disant, il monta sur l'oreille de son frère et s'y coucha à plat ventre, en ayant soin de ne passer que la tête; puis il saisit une mèche de cheveux qu'il rencontra sous sa main, afin de ne pas être jeté à bas dans la bagarre. Ayant ainsi pris ses dispositions, il déclara être prêt pour le combat.

Aussitôt, Sidoine, sans crier gare, tomba sur les Verts à bras raccourcis. Il agitait ses poings en mesure, ainsi que des fléaux, et battait l'armée à coups pressés, comme blé sur aire. En même temps, il lançait ses pieds à droite et à gauche, au beau milieu des bataillons, lorsque quelques rangs plus épais lui barraient le passage. Ce fut un beau combat, je te l'assure, digne d'une épopée en vingt-quatre chants. Notre héros se promenait sur les piques, sans plus s'en soucier que de brins d'herbes; il allait, deçà, delà, ouvrait de toutes parts de larges trouées, écrasant les uns contre terre, lançant les autres à vingt ou trente mètres de hauteur. Les pauvres gens mouraient, n'ayant seulement pas la consolation de savoir quelle rude main les secouait ainsi. Car, au premier abord, quand Sidoine se reposait tranquillement sur la pyramide, rien ne le distinguait nettement des blocs de granit. Puis, lorsqu'il s'était dressé, il n'avait pas laissé à l'ennemi le temps de l'envisager. Observe qu'il fallait au regard deux bonnes minutes, pour monter le long de ce grand corps, avant de rencontrer une figure. Les Verts n'avaient donc pas une idée très-nette de la cause des formidables bourrades qui les renversaient par centaines. La plupart pensèrent sans doute, en expirant, que la pyramide s'écroulait sur eux, ne pouvant s'imaginer que des poings d'homme eussent autant de ressemblance avec des pierres de taille.

Médéric, émerveillé de ce fait d'armes, se trémoussait d'aise; il battait des mains, se penchait au risque de tomber, perdait l'équilibre, se raccrochait vite à la mèche de cheveux. Enfin, ne pouvant rester muet en de telles circonstances, il sauta sur l'épaule du héros, où il se maintint, en se tenant au lobe de l'oreille; de là, tantôt il regardait dans la plaine, tantôt il se tournait pour crier quelques mots d'encouragement.

-Oh la la! criait-il, quelles tapes, mon doux Jésus! quel beau bruit de marteaux sur l'enclume! Ohé, mon mignon! frappe à ta gauche, nettoie-moi ce gros de cavalerie qui fait mine de détaler. Eh! vite donc! frappe à ta droite, là, sur ce groupe de guerriers chamarrés d'or et de broderies, et lance pieds et poings ensemble, car je crois qu'il s'agit ici de princes, de ducs et autres crânes d'épaisseur. Pardieu! voilà de rudes taloches: la place est nette, comme si la faux y avait passé. En cadence, mon mignon, en cadence! Procède avec méthode; la besogne en ira plus vite. Bien, cela! Ils tombent par centaines, dans un ordre parfait.

J'aime la régularité en toute chose, moi. Le merveilleux spectacle! dirait-on pas un champ de blé, un jour de moisson, lorsque les gerbes sont couchées au bord des sillons, en longues rangées symétriques. Tape, tape, mon mignon. Ne t'amuse pas à écraser les fuyards un à un; ramène-les-moi vertement par le fond de leur culotte, et ne lève la main que sur trois ou quatre douzaines au moins. Oh la la! quelles calottes, quelles bourrades, quels triomphants coups de pied!