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Le prince des orateurs, ayant ainsi parlé, fit une nouvelle révérence. Sidoine, qui avait écouté l'exorde d'un air inquiet, et suivi les différents points avec anxiété, fut frappé d'épouvante à la péroraison. Prononcer un long discours en public, lui paraissait une idée absurde, sortant par trop de ses habitudes journalières. Il regardait sournoisement le docte vieillard, craignant quelque méchante raillerie, se demandant si un bon coup de poing, appliqué à propos sur ce crâne jauni, ne le tirerait pas d'embarras. Mais le brave enfant n'avait pas de méchanceté. Ce vieux monsieur venait de lui parler si poliment, qu'il lui semblait dur de répondre d'une façon aussi brusque. S'étant juré de ne point desserrer les lèvres, sentant d'ailleurs toute la délicatesse de sa position, il dansait sur l'un et l'autre pied, roulait ses pouces, riait de son rire le plus niais. Comme il devenait de plus en plus idiot, il crut avoir trouvé une idée de génie. Il salua profondément le vieux monsieur.

Cependant, au bout de cinq minutes, l'armée s'impatienta. Je crois te l'avoir dit, ces événements se passaient en Égypte, sur le coup de midi. Or, tu le sais, rien ne rend de plus méchante humeur, que d'attendre au grand soleil. Les Bleus témoignèrent bientôt par un murmure croissant que le seigneur Géant eût à se dépêcher; autrement, ils allaient le planter là, pour se pourvoir ailleurs d'une majesté plus bavarde.

Sidoine, étonné qu'une révérence n'eût pas contenté ces braves gens, en fit coup sur coup trois ou quatre, se tournant en tous sens, afin que chacun eût sa part.

Alors ce fut une tempête de rires et de jurons, une de ces belles tempêtes populaires où chaque homme lance un quolibet, ceux-ci sifflant comme des merles, ceux-là battant des mains en manière de dérision. Le vacarme grandissait par larges ondées, décroissait pour grandir encore, pareil à la clameur des vagues de l'Océan. C'était, à la verve du peuple, un excellent apprentissage de la royauté.

Tout à coup, pendant un court moment de silence, une voix douce et flûtée se fit entendre dans les hauteurs de Sidoine; une douce, une tendre voix de petite fille, au timbre d'argent, aux inflexions caressantes.

"Mes bien-aimés sujets," disait-elle...

Des applaudissements formidables l'interrompirent, dès ces premiers mois. Le gracieux souverain! des poings à pétrir des montagnes, et une voix à rendre jalouse la brise de mai!

Le prince des orateurs, stupéfait de ce phénomène, se tourna vers ses savants collègues:

-Messieurs, leur dit-il, voici un géant qui a, dons son espèce, un organe singulier. Je ne pourrais croire, si je ne l'entendais, qu'un gosier capable d'avaler un boeuf avec ses cornes, puisse filer des sons d'une si remarquable finesse. Il y a là certainement une curiosité anatomique qu'il nous faudra étudier et expliquer à tout prix. Nous traiterons ce grave sujet à notre prochaine réunion, nous en ferons une belle et bonne vérité scientifique qui aura cours dans nos établissements universitaires.

-Hé! mon mignon, souffla doucement Médéric dans l'oreille de Sidoine, ouvre larges tes mâchoires, fais-les jouer en mesure, comme si tu broyais des noix. Il est bon que tu les remues avec vigueur, car ceux qui ne t'entendront pas, verront au moins que tu parles. N'oublie pas les gestes non plus: arrondis les bras avec grâce durant les périodes cadencées; plisse le front et lance les mains en avant, dans les éclats d'éloquence: lâche même de pleurer, aux endroits pathétiques. Surtout pas de bêtises. Suis bien le mouvement. Ne vas pas t'arrêter court, au beau milieu d'une phrase, ni poursuivre, lorsque je me tairai. Mets les points et les virgules, mon mignon. Cela n'est pas difficile, la plupart de nos hommes d'État ne font autre métier. Attention! je commence.

Sidoine ouvrit effroyablement la bouche et se mit à gesticuler, avec des mines de damné. Médéric s'exprima en ces termes:

"Mes bien-aimés sujets,

"Comme il est d'usage, laissez-moi m'étonner et me juger indigne de l'honneur que vous me faites. Je ne pense pas un traître mot de ce que je vous dis là; je crois mériter, comme tout le monde, d'être un peu roi à mon tour, et je ne sais vraiment pourquoi je ne suis pas né fils de prince, ce qui m'aurait évité l'embarras de fonder une dynastie.

"Avant tout, je dois, pour assurer ma tranquillité future, vous faire remarquer les circonstances présentes. Vous me croyez une bonne machine de guerre; c'est même à ce seul titre que vous m'offrez la couronne. Moi, je me laisse faire. Si je ne me trompe, on appelle cela le suffrage universel. L'invention me paraît excellente, les peuples s'en trouveront au mieux lorsqu'on l'aura perfectionnée. Veuillez donc, à l'occasion, vous en prendre à vous seuls, si je ne tiens pas toutes les belles choses que je vais promettre; car je puis en oublier quelqu'une, sans méchanceté, et il ne serait pas juste de me punir d'un manque de mémoire, lorsque vous auriez vous-mêmes manqué de jugement.

"J'ai hâte d'arriver au programme que je me traçais depuis longtemps, pour le jour où j'aurais le loisir d'être roi. Il est d'une simplicité charmante, je le recommande à mes collègues les souverains, qui se trouveraient embarrassés de leurs peuples. Le voici dans son innocence et sa naïveté: la guerre au dehors, la paix au dedans.

"La guerre au dehors est une excellente politique. Elle débarrasse le pays des gens querelleurs, en leur permettant d'aller se faire estropier hors des frontières. Je parle de ceux qui naissent les poings fermés, qui, par tempérament, sentiraient de temps à autre le besoin d'une petite révolution, s'ils n'avaient à rosser quelque peuple voisin. Dans chaque nation, il y a une certaine somme de coups à dépenser; la prudence veut que ces coups se distribuent à cinq ou six cents lieues des capitales. Laissez-moi vous dire toute ma pensée. La formation d'une armée est simplement une mesure prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs des hommes raisonnables; une campagne a pour but de faire disparaître le plus possible de ces hommes tapageurs, et de permettre au souverain de vivre en paix, n'ayant pour sujets que des hommes raisonnables. On parle, je le sais, de gloire, de conquêtes et autres balivernes. Ce sont là de grands mots dont se payent les imbéciles.

"Si les rois se jettent leurs troupes à la tête au moindre mot, c'est qu'ils s'entendent et se trouvent bien du sang versé. Je compte donc les imiter en appauvrissant le sang de mon peuple, qui pourrait, un beau jour, avoir la fièvre chaude. Seulement, un point m'embarrassait. Plus on va, plus les sujets de guerre deviennent difficiles à inventer; bientôt on en sera réduit à vivre en frères, faute d'une raison pour se gourmer honnêtement. J'ai dû faire appel à toute mon imagination. De nous battre pour réparer une offense, il n'y fallait pas songer: nous n'avons rien à réparer, personne ne nous provoque, nos voisins sont gens polis et de bon ton. De nous emparer des territoires limitrophes, sous prétexte d'arrondir nos terres, c'était là une vieille idée qui n'a jamais réussi en pratique, et dont les conquérants se sont toujours mal trouvés. De nous fâcher à propos de quelques balles de coton ou de quelques kilogrammes de sucre, on nous aurait pris pour de grossiers marchands, pour des voleurs qui ne veulent pas être volés; tandis que nous tenons, avant tout, à être une nation bien apprise, ayant en horreur les soucis du commerce, vivant d'idéal et de bons mots. Aucun moyen d'un usage commun en matière de bataille ne pouvait donc nous convenir. Enfin, après de longues réflexions, il m'est venu une inspiration sublime. Nous nous bâtirons toujours pour les autres, jamais pour nous, ce qui nous évitera toute explication sur la cause de nos coups de poing. Remarquez combien cette méthode sera commode, et quel honneur nous tirerons de pareilles expéditions. Nous prendrons le titre de bienfaiteurs des peuples, nous crierons bien haut notre désintéressement, nous nous poserons modestement en soutiens des bonnes causes, en dévoués serviteurs des grandes idées. Ce n'est pas tout. Comme ceux que nous ne servirons pas pourront s'étonner de cette singulière politique, nous répondrons hardiment que notre rage de prêter nos armées à qui les demande est un généreux désir de pacifier le monde, de le pacifier bel et bien à coups de piques. Nos soldats, dirons-nous, se promènent en civilisateurs, coupant le cou à ceux qui ne se civilisent pas assez vite, semant les idées les plus fécondes dans les fosses creusées sur les champs de bataille. Ils baptiseront la terre d'un baptême de sang pour hâter l'ère prochaine de liberté. Mais nous n'ajouterons pas qu'ils auront ainsi une besogne éternelle, attendant vainement une moisson qui ne saurait lever sur des tombes.