"Voilà, mes chers sujets, ce que j'ai imaginé. L'idée a toute l'ampleur et l'absurdité nécessaires pour réussir. Donc, ceux d'entre vous qui se sentiraient le besoin de proclamer une ou deux républiques sont priés de n'en rien faire chez moi. Je leur ouvre charitablement les empires des autres monarques. Qu'ils disposent librement des provinces, changent les formes des gouvernements, consultent le bon plaisir des peuples; qu'ils se fassent tuer chez mes voisins, au nom de la liberté, et me laissent gouverner chez moi aussi despotiquement que je l'entendrai.
"Mon règne sera un règne guerrier.
"Obtenir la paix au dedans est un problème plus difficile à résoudre. On a beau se débarrasser des méchants garçons, il reste toujours dans les masses un esprit de révolte contre le maître de leur choix. Souvent j'ai réfléchi à cette haine sourde que les nations ont portée de tous temps à leurs princes; mais j'avoue n'avoir jamais pu en trouver la cause raisonnable et logique. Nous mettrons cette question au concours dans nos académies, pour que nos savants se hâtent de nous indiquer d'où vient le mal et quel doit être le remède. Mais, en attendant l'aide de la science, nous emploierons, pour guérir notre peuple de son inquiétude maladive, les faibles moyens dont nos prédécesseurs nous ont légué la recette. Certes, ils ne sont pas infaillibles; si nous en faisons usage, c'est qu'on n'a pas encore inventé de bonnes cordes assez longues et assez fortes pour garrotter une nation. Le progrès marche si lentement! Ainsi nous choisirons nos ministres avec soin. Nous ne leur demanderons pas de grandes qualités morales ni intellectuelles; il les suffira médiocres en toutes choses. Mais ce que nous exigerons absolument, c'est qu'ils aient la voix forte, et se soient longtemps exercés à crier: Vive le roi! sur le ton le plus haut, le plus noble possible. Un beau: Vive le roi! poussé dans les règles, enflé avec art, s'éteignant dans un murmure d'amour et l'admiration, est un mérite rare qu'on ne saurait trop récompenser. A vrai dire, cependant, nous comptons peu sur nos ministres; souvent, ils gênent plus qu'ils ne servent. Si notre avis prévalait, nous jetterions ces messieurs à la porte, nous vous servirions de roi et de ministres, le tout ensemble. Nous fondons de plus grandes espérances sur certaines lois que nous nous proposons de mettre en vigueur; elles vous empoigneront un homme au collet, elles vous le lanceront à la rivière, sans plus amples explications, selon l'excellente méthode des muets du sérail. Vous voyez d'ici combien sera commode une justice aussi expéditive; il est tant de fâcheux tenant aux formes, croyant candidement qu'un crime est nécessaire pour être coupable! Nous aurons également à notre service de bons petits journaux payés grassement, chantant nos louanges, cachant nos fautes, nous prêtant plus de vertus qu'à tous les saints du paradis. Nous en aurons d'autres, et ceux-là nous les payerons plus cher, qui attaqueront nos actes, discuteront notre politique, mais d'une façon si plate, si maladroite, qu'ils ramèneront à nous les gens d'esprit et de bon sens. Quant aux journaux que nous ne payerons pas, ils ne pourront ni blâmer ni approuver; de toutes manières, nous les supprimerons au plus tôt. Nous devrons aussi protéger les arts, car il n'est pas de grand règne sans grands artistes. Pour en faire naître le plus possible, nous abolirons la liberté de pensée. Il serait peut-être bon aussi de servir une petite rente aux écrivains en retraite, j'entends à tous ceux qui ont su faire fortune, qui sont patentés pour tenir boutique de prose ou de vers. Quant aux jeunes gens, à ceux qui n'auront que du talent, ils auront des lits réservés dans nos hôpitaux. A cinquante ou soixante ans, s'ils ne sont pas tout à fait morts, ils participeront aux bienfaits dont nous comblerons le monde des lettres. Mais les vrais soutiens de notre trône, les gloires de notre règne, ce seront les tailleurs de pierres et les maçons. Nous dépeuplerons les campagnes, nous appellerons à nous tous les hommes de bonne volonté, et leur ferons prendre la truelle. Ce sera un touchant, un sublime spectacle! Des rues larges, des rues droites trouant une ville d'un bout à un autre! de beaux murs blancs, de beaux murs jaunes, s'élevant comme par enchantement! de splendides édifices, décorant d'immenses places plantées d'arbres et de réverbères! Bâtir n'est rien encore, mais que démolir a de charmes! Nous démolirons plus que nous ne bâtirons. La cité sera rasée, nivelée, débarbouillée, badigeonnée. Nous changerons une ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De pareils miracles, je le sais, coûteront beaucoup d'argent; comme ce n'est pas moi qui payerai, la dépense m'inquiète peu. Tenant, avant tout, à laisser des traces glorieuses de mon règne, je trouve que rien n'est plus propre à étonner les générations futures, qu'une effroyable consommation de chaux et de briques. D'ailleurs, j'ai remarqué ceci: plus un roi fait bâtir, plus son peuple se montre satisfait; il semble ne pas savoir quels sots payent ces constructions, il croit naïvement que son aimable souverain se ruine pour lui donner la joie de contempler une forêt d'échafaudages. Tout ira pour le mieux. Nous vendrons très-cher les embellissements aux contribuables, et nous distribuerons les gros sous aux ouvriers, afin qu'ils se tiennent tranquilles sur leurs échelles. Ainsi, du pain au menu peuple et l'admiration de la postérité. N'est-ce pas très-ingénieux? Si quelque mécontent s'avisait de crier, ce serait à coup sûr mauvais coeur et pure jalousie.