Le neuvième jour, Médéric fut pris au réveil d'une irrésistible envie de courir les champs. Il était las de vivre enfermé au logis, j'entends l'oreille de Sidoine; il s'ennuyait de son rôle de pur esprit. Il descendit doucement. Son mignon dormant encore, il ne l'avertit pas de sa promenade, se promettant de ne prendre l'air que pendant un petit quart d'heure.
C'est une charmante chose qu'une fraîche matinée d'avril. Le ciel se creusait, pâle et profond. Sur les montagnes, se levait un soleil clair, sans chaleur, d'une lumière blanche. Les feuillages, nés de la veille, luisaient par touffes vertes dans la campagne; les roches, les terrains se détachaient en grandes masses jaunes et rouges. On eût dit, à voir comme tout semblait propre, que la nature était neuve.
Médéric, avant d'aller plus loin, s'arrêta sur un coteau. Après quoi, ayant suffisamment applaudi en grand la vaste plaine, il songea à profiter de la gaieté des sentiers, sans plus s'inquiéter des horizons. Il prit le premier chemin venu; puis, quand il fut au bout, il en prit un autre. Il se perdit au milieu des églantiers, courut dans l'herbe, s'étendit sur la mousse, fatigua les échos de sa voix, cherchant à faire beaucoup de bruit, parce qu'il se trouvait dans beaucoup de silence. Il admira les champs en détail et à sa façon, qui est la bonne, regardant le ciel par petits coins à travers les feuilles, se faisant un univers d'un buisson creux, découvrant de nouveaux mondes à chaque détour des haies. Il se grisa pour trop boire de cet air pur et un peu froid qu'il trouvait sous les allées, et finit par s'arrêter, haletant, charmé des blancs rayons du soleil et des bonnes couleurs de la campagne.
Or il s'arrêta au pied d'une grosse haie faite de ronces, de ces ronces aux feuilles rudes, aux longs bras épineux, qui produisent à coup sûr les meilleurs fruits que puisse manger un homme d'un goût recherché. Je veux parler de ces belles grappes de mûres sauvages, toutes parfumées du voisinage des lavandes et des romarins. Te souvient-il comme elles sont appétissantes, noires sous les feuilles vertes, et quelle fraîche saveur, moitié sucre, moitié vinaigre, elles ont pour les palais dignes de les apprécier?
Médéric, ainsi que tous les gens d'humeur libre et de vie vagabonde, était un grand mangeur de mûres. Il en tirait quelque vanité, ayant pour toutes rencontres, dans ses repas le long des haies, trouvé des simples d'esprit, des rêveurs et des amants; ce qui l'avait amené à conclure que les sots ne savaient faire cas de ces grappes savoureuses, que c'était là un festin donné par les anges du paradis aux bonnes âmes de ce monde. Les sots sont bien trop maladroits pour un tel régal; ils se trouvent seulement à l'aise devant une table, à couper de grosses bêtes de poires se fondant en eau claire. Belle besogne vraiment, qui ne demande qu'un couteau. Tandis que, pour manger des mûres, il faut une douzaine de rares qualités: la justesse du coup d'oeil qui découvre les baies les plus exquises, celles que les rayons et la rosée ont mûries à point; la science des épines, cette science merveilleuse de fouiller les broussailles sans se piquer; l'esprit de savoir perdre son temps, de mettre une matinée entière à déjeuner, tout en faisant deux ou trois lieues dans un sentier long de cinquante pas. J'en passe et des plus méritantes. Jamais certaines gens ne s'aviseront de vivre cette vie des poètes: se nourrir d'air pur, philosopher ou dormir entre deux bouchées. Seuls, les paresseux, fils bien-aimés du ciel, savent les finesses de ce joli métier.
Voilà pourquoi Médéric se vantait d'aimer les mûres.
Les ronces devant lesquelles il venait de s'arrêter, étaient chargées de grappes longues et nombreuses. Il fut émerveillé.
-Tudieu! dit-il, les beaux fruits, le beau prodige! Des mûres en avril, et des mûres d'une telle grosseur: voilà qui me paraît tout aussi étonnant qu'un baquet d'eau changée en vin. On a raison de le dire, rien ne fortifie la foi comme la vue des faits surnaturels: désormais je veux croire les contes de nourrice dont on m'a bercé. Moi, c'est ainsi que j'entends les miracles, lorsqu'ils emplissent mon verre ou mon assiette. Ça, déjeunons, puisqu'il plaît à Dieu de changer le cours des saisons pour me servir selon mon goût.
Ce disant, Médéric allongea délicatement les doigts et saisit une grosse mûre qui eût suffi au repas de deux moineaux. Il la savoura avec lenteur, puis fit claquer la langue, hochant la tête d'un air satisfait, comme un buveur émérite qui déguste un vieux vin. Alors, le cru étant connu, le déjeuner commença. Le gourmand alla de buisson en buisson, humant le soleil dans les intervalles, établissant des différences de goût, ne pouvant se fixer. Tout en marchant, il discourait, à haute voix, car il avait pris l'habitude du monologue en compagnie du silencieux Sidoine; quand il se trouvait seul, il ne s'en adressait pas moins à son mignon, estimant que sa présence importait peu à la conversation.
-Mon mignon, disait-il, je ne connais pas de besogne plus philosophique que celle de manger des mûres, le long des sentiers. C'est là tout un apprentissage de la vie. Vois quelle adresse il faut déployer pour atteindre les hautes branches, qui, remarque-le, portent toujours les plus beaux fruits. Je les incline en attirant à petits coups les tiges basses; un sot les briserait, moi je les laisse se redresser, en prévision de la saison prochaine. Il y a encore les épines, où les maladroits se blessent; moi j'utilise les épines, qui me servent de crochets dans cette délicate opération. Veux-tu jamais juger un homme, le connaître aussi bien que Dieu qui l'a fait: mets-le, le ventre vide, devant une ronce chargée de baies, par une claire matinée. Ah! le pauvre homme! Pour ameuter les sept péchés capitaux dans une conscience, il suffit d'une mûre au bout d'une haute branche.
Et Médéric, tout aise de vivre, mangeait, pérorait, clignait les yeux pour mieux embrasser son petit horizon. D'ailleurs, il oubliait parfaitement S. M. Sidoine 1er, la nation Bleue, toute la royale comédie. Le roi en deux personnes avait laissé son corps chez son peuple; son esprit battait la campagne, perdu dans les haies, se donnant du bon temps. Ainsi, la nuit, l'âme, s'envolant sur l'aile d'un songe, s'en va prendre ses ébats, dans quelque coin inconnu, insoucieuse de la prison dont elle s'est échappée. Cette comparaison n'est-elle pas très-ingénieuse? bien que je me sois défendu d'avoir caché quelque sens philosophique sous le voile léger de cette fiction, ne te dit-elle pas clairement ce qu'il te faut penser de mon géant et de mon nain?
Cependant, comme Médéric faisait les yeux doux à une mûre, il fut, de la façon la plus imprévue, rappelé aux tristes réalités de cette vie. Un dogue, non des plus minces, se précipita brusquement dans le sentier, aboyant avec force, les dents blanches, les paupières sanglantes. As-tu remarqué, Ninette, quel bon caractère hospitalier ont les chiens dans la campagne? Ces fidèles animaux, lorsqu'ils ont reçu de l'homme les bienfaits de l'éducation, possèdent au plus haut point le sentiment de la propriété. Il y a vol pour eux à fouler la terre d'autrui. Le nôtre, qui eût dévoré Médéric pour le peu de boue qu'un passant emporte à ses semelles, devint furieux, à le voir manger les mûres poussées librement au gré de la pluie et du soleil. Il se précipita, la gueule ouverte.