Le Royaume des Heureux est très-peuplé; depuis quand? on l'ignore; mais, à coup sûr, on ne donnerait pas dix ans à cette nation. Elle ne paraît pas encore se douter de la perfectibilité du genre humain, elle vit paisiblement, sans avoir besoin de voter chaque jour, pour maintenir une loi, vingt lois qui chacune en demanderont à leur tour vingt autres pour être également maintenues. L'édifice d'iniquité et d'oppression n'en est qu'aux fondements. Quelques grands sentiments, simples comme des vérités, y tiennent lieu de règles: la fraternité devant Dieu, le besoin de repos, la connaissance du néant de la créature, le vague espoir d'une tranquillité éternelle. Il y a une entente tacite entre ces passants d'une heure, qui se demandent à quoi bon se coudoyer lorsque la route est large et mène petits et grands à la même porte. Une nature harmonieuse, toujours semblable à elle-même, a influé sur le caractère des habitants: ils ont, comme elle, une âme riche d'émotions, accessible à tous les sentiments. Cette âme, où la moindre passion en plus amènerait des tempêtes, jouit d'un calme inaltérable, par la juste répartition des facultés bonnes et mauvaises.
Tu le vois, Ninon, ce ne sont pas là des anges, et leur monde n'est pas un paradis. Un rêveur de nos pays fiévreux s'accommoderait mal de cette région tempérée où le coeur doit battre d'un mouvement régulier, aux caresses d'un air pur et tiède. Il dédaignerait ces horizons tranquilles, baignés d'une lumière blanche, sans orages, sans midis éblouissants. Mais quelle douce patrie pour ceux qui, sortis hier de la mort, se souviennent en soupirant du bon sommeil qu'ils ont dormi dans l'éternité passée, et qui attendent d'heure en heure le repos de l'éternité future. Ceux-là se refusent à souffrir la vie; ils aspirent à cet équilibre, à cette sainte tranquillité, qui leur rappelle leur véritable essence, celle de n'être pas. Se sentant à la fois bons et méchants, ils ont pris pour loi d'effacer autant que possible la créature sous le ciel, de lui rendre sa place dans la création, en réglant les harmonies de leur âme sur les harmonies de l'univers.
Chez un tel peuple, il ne peut exister grande hiérarchie. Il se contente de vivre, sans se séparer en castes ennemies, ce qui le dispense d'avoir une histoire. Il refuse ces choix du hasard qui appellent certains hommes à la domination de leurs frères, en leur donnant une part d'intelligence plus grande que la commune part dont le ciel peut disposer envers chacun de ses enfants. Courageux et poltrons, idiots et hommes de génie, bons et méchants, se résignent en ce pays à n'être rien par eux-mêmes, à se reconnaître pour tout mérite celui de faire partie de la famille humaine. De cette pensée de justice est née une société modeste, un peu monotone au premier regard, n'ayant pas de fortes personnalités, mais d'un ensemble admirable, ne nourrissant aucune haine, constituant un véritable peuple, dans le sens le plus exact de ce mot.
Donc, ni petits ni grands, ni riches ni pauvres, pas de dignités, pas d'échelle sociale, les uns en haut, les autres en bas, et ceux-ci poussant ceux-là; une nation insouciante, vivant de tranquillité, aimante et philosophe; des hommes qui ne sont plus des hommes. Cependant, aux premiers jours du royaume, pour ne pas trop se faire montrer au doigt par leurs voisins, ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant un roi. Ils n'en sentaient pas le besoin; ils ne virent dans cette mesure qu'une simple formalité, même un moyen ingénieux d'abriter leur liberté à l'ombre d'une monarchie. Ils choisirent le plus humble des citoyens, non point assez bête pour qu'il pût devenir méchant à la longue, mais d'une intelligence suffisante pour qu'il se sentît le frère de ses sujets. Ce choix fut une des causes de la paisible prospérité du royaume. La mesure prise, le roi oublia peu à peu qu'il avait un peuple, le peuple, qu'il avait un roi. Le gouvernant et les gouvernés s'en allèrent ainsi côte à côte dans les siècles, se protégeant mutuellement, sans en avoir conscience; les lois régnaient par cela même qu'elles ne se faisaient pas sentir; le pays jouissait d'un ordre parfait, résultant de sa position unique dans l'histoire: une monarchie libre dans un peuple libre.
Ce seraient de curieuses annales, celles qui conteraient l'histoire des rois du Royaume des Heureux. Certes, les grands exploits et les Réformes humanitaires y tiendraient peu de place, y offriraient un mince intérêt; mais les braves gens prendraient plaisir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait sur le trône cette race d'excellents hommes qui naissaient rois tout naturellement, qui portaient la couronne, comme on porte au berceau des cheveux blonds ou noirs. La nation, ayant au commencement pris la peine de se donner un maître, entendait bien ne plus s'occuper de ce soin, et comptait avoir voté une fois pour toutes. Elle n'agissait pas précisément ainsi par respect pour l'hérédité, mot dont elle ignorait le sens; mais cette façon de procéder lui paraissait de beaucoup la plus commode.
Aussi, lors du règne de l'aimable Primevère, aucun généalogiste n'aurait-il pu, en remontant le cours des temps, suivre, dans ses différents membres, cette longue descendance de rois, tous issus du même père. L'héritage royal les suivait dans les âges, sans qu'ils aient jamais à s'inquiéter si quelque mendiant ne le leur volait pas en route. Maints d'entre eux parurent même ignorer toute leur vie la haute sinécure qu'ils tenaient de leurs aïeux. Pères, mères, fils, filles, frères, soeurs, oncles, tantes, neveux, nièces, s'étaient passé le sceptre de main en main, comme un joyau de famille.
Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son roi du moment, dans une parenté devenue nombreuse à la longue et fort embrouillée, sans la bonhomie mise par les princes eux-mêmes à se faire reconnaître. Parfois il se présentait telle circonstance où un roi était d'une nécessité absolue. Comme, à tout prendre, le cours ordinaire des choses est préférable, les sujets sommaient leur maître légitime de se nommer. Alors celui qui possédait le bâton de bois doré dans un coin de sa maison, le prenait modestement, jouait son personnage, quitte à se retirer, la farce terminée. Ces courtes apparitions d'une majesté mettaient un peu d'ordre dans les souvenirs de la nation.