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V

Goûssév revient à l’infirmerie et se couche sur son hamac. Comme avant, un désir indéterminé l’oppresse, sans qu’il arrive à comprendre ce dont il a besoin. Sa poitrine est comme foulée, sa tête bourdonne ; il a la bouche si sèche qu’il lui est difficile de tourner la langue. Il s’assoupit et délire. Harassé par les cauchemars, la toux et la chaleur, il s’endort profondément vers le matin. Il rêve qu’à la caserne on ne vient que de défourner les pains, et, qu’entré dans le four, bien étuvé, il se frotte avec une poignée de verges de bouleau. Il dort deux jours de suite, et le troisième jour, à midi, deux matelots descendent le prendre et l’emportent de l’infirmerie.

On le coud dans une toile, et, pour le rendre plus lourd on met avec lui deux barres de fer. Cousu dans la toile, il ressemble à une carotte ou à un navet, large à la tête, pointu au pied… Au coucher du soleil, on le porte sur le pont et on l’installe sur une planche ; un des bouts de la planche est posé sur la lisse, l’autre sur une caisse, placée sur un tabouret. Les soldats renvoyés dans leurs foyers et les officiers, tête nue, sont rangés autour.

– Béni soit notre Dieu à jamais, aujourd’hui et toujours, dans les siècles des siècles ! commence le pope.

Amen ! chantent trois matelots.

Les soldats libérés et les marins se signent et regardent les vagues ; il est étrange qu’un homme soit ici, cousu dans un sac, et qu’on aille le lancer à l’instant dans les flots. Cela peut-il donc arriver à chacun ?

Le prêtre jette de la terre sur Goûssév et s’incline. On chante le Requiem.

L’officier de quart soulève le bout de la planche ; Goûssév glisse sur elle, pique une tête, tourne sur lui-même et plonge. L’écume le recouvre ; il semble un instant entouré de dentelle, puis disparaît dans les vagues.

Il coule rapidement. Parviendra-t-il au fond ? On dit que le fond est à quatre mille mètres. Ayant coulé huit à dix brasses, il commence à descendre de plus en plus lentement, se balance en mesure, comme s’il réfléchissait. Saisi par un courant, il file plus vite sur le côté qu’il ne descendait. Mais voici qu’il rencontre une bande de petits poissons, qu’on appelle des pilotes. Voyant un corps noir, ils s’arrêtent comme figés, et soudain, tous se retournant, disparaissent. En moins d’une minute, ils reviennent rapides comme des flèches, et se mettant à couper, en zigzag, l’eau autour de Goûssév…

Après cela apparaît un autre corps noir ; c’est un requin. D’un air digne et négligent, comme s’il n’apercevait pas Goûssév, il nage sous lui et a l’air de l’avoir pris sur son dos ; puis il se retourne, ventre en l’air, se prélasse dans l’eau tiède et transparente, et ouvre lentement sa gueule à la double rangée de dents. Arrêtés, les pilotes, ravis, regardent ce qui va se passer. Après avoir joué avec le corps, le requin, comme à regret, passe la gueule sous lui, le tâte avec précaution de ses dents, et la toile se déchire dans toute sa longueur, de la tête aux pieds. Une des barres de plomb s’échappe, et, ayant effrayé les pilotes, et touché le requin au flanc, coule rapidement.

En haut, cependant, du côté du couchant, les nuages s’amoncellent. L’un ressemble à un arc de triomphe, un autre à un lion, un autre à des ciseaux… De derrière les nuages sort un large rayon vert qui s’étend jusqu’au milieu du ciel. Peu après s’allonge à côté de lui un rayon violet, puis, auprès de lui, un doré, puis un rose… Le ciel devient mauve tendre. La mer, en mirant ce ciel magnifique, charmant, devient d’abord sombre ; mais elle revêt bientôt, elle aussi, des couleurs aimables, gaies, passionnées, que le langage humain a peine à nommer.

1890