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– Pardon, je ne viens que pour une minute… Tu n’as pas encore dormi de la nuit ?

Puis elle éteint ma lampe, s’assied près de mon bureau et se met à parler. Je ne suis pas prophète, mais je sais d’avance de quoi il va être question. Chaque jour, c’est la même chose. Habituellement, après s’être inquiétée de ma santé, elle se souvient tout à coup de notre fils, officier à Varsovie. Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquante roubles ; c’est là ce qui sert de thème principal à notre conversation.

– Sans doute, c’est une gêne, soupire ma femme, mais tant qu’il ne sera pas à même de se suffire, nous devons l’aider. Ce petit est loin de nous, il est mal payé… D’ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui enverrons que quarante roubles. Qu’en penses-tu ?

L’expérience quotidienne aurait dû persuader ma femme que nos dépenses ne diminuent pas du fait que nous en parlons souvent, mais ma femme est réfractaire à l’expérience, et, chaque matin, régulièrement, elle me parle de notre officier, me raconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que le sucre a augmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m’annonçait quelque chose de nouveau.

Je l’écoute, je fais chorus machinalement, et, sans doute, en raison de ce que je n’ai pas dormi la nuit, des pensées étranges, oiseuses, s’emparent de moi. Je regarde ma femme et m’étonne comme un enfant. Je me demande avec perplexité : Se peut-il que cette vieille, très grosse et laide personne, qu’hébètent les mesquins soucis et l’effroi de la bouchée de pain, dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes et de besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne sourire qu’au bon marché ; se peut-il que cette femme ait été autrefois cette frêle Vâria que j’ai aimée passionnément pour son bel et clair esprit, pour son âme pure et sa beauté, et, comme Othello aimait Desdémone, en raison de sa « sympathie » pour ma science ? Se peut-il que ce soit cette Varia qui, jadis, mit au monde mon fils ?…

De cette vieille, molle et laide, je scrute le visage ; j’y cherche Vâria. Mais, du passé, elle n’a gardé que son souci de ma santé et sa façon d’appeler mes appointements nos appointements, mon chapeau notre chapeau, etc. Je souffre à la regarder, et, pour ne pas l’affliger, je lui permets de dire n’importe quoi. Je me tais même quand elle juge injustement autrui ou me tance parce que je ne fais pas de clientèle et ne publie pas de manuels.

Notre conversation finit toujours d’une même façon. Ma femme se souvient tout à coup que je n’ai pas encore pris de thé et s’effraie :

– Qu’ai-je à rester assise ! dit-elle en se levant. Le samovar est depuis longtemps sur la table et je bavarde. Comme je perds la mémoire, mon Dieu !

Elle part vite et s’arrête à la porte pour dire :

– Nous devons cinq mois à Iégor. Le sais-tu ? Il ne faut pas différer le paiement des domestiques. Combien de fois l’ai-je dit ! Payer dix roubles par mois est bien plus facile que d’en payer cinquante au bout de cinq mois.

La porte passée, elle s’arrête à nouveau et dit :

– Personne ne me fait tant de pitié que la pauvre Lîsa. La petite étudie au Conservatoire, vit dans la bonne société et est habillée on ne sait comment. Une pelisse qu’il est honteux de montrer dans la rue. Si elle était fille de quelqu’un d’autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait que son père est un professeur célèbre, conseiller privé.

Et, m’ayant ainsi reproché mon nom et mon titre, elle sort enfin.

C’est ainsi que commence ma journée.

Elle ne se continue pas mieux.

Quand je prends mon thé, ma Lîsa arrive en pelisse, en chapeau, sa musique à la main, déjà prête pour se rendre au Conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle paraît plus jeune. Elle est jolie et ressemble un peu à ma femme dans sa jeunesse. Elle me baise tendrement la tempe et la main, et dit :

– Bonjour, papa. Tu vas bien ?

Enfant, elle aimait beaucoup les glaces, et je la menais souvent dans une pâtisserie. Les glaces étaient pour elle la mesure de tout ce qu’il y a de bien. Si elle voulait me complimenter, elle disait : « Tu es à la crème, papa. » Un de ses doigts s’appelait à la pistache, un autre à la crème, un troisième à la framboise, etc. D’ordinaire, quand elle venait m’embrasser le matin, je la mettais sur mes genoux et, lui baisant les doigts, je lui disais :

– À la crème…, à la pistache…, au citron…

Et, à présent, par vieille habitude, je baise ses doigts et murmure : « À la pistache, à la crème, au citron », mais ce n’est plus du tout ça. Je suis froid comme un sorbet, et suis confus. Quand ma fille entre et qu’elle touche de ses lèvres ma tempe, je tressaille comme si une abeille me piquait. Je souris avec contrainte et détourne le visage. Depuis que je souffre d’insomnie, cette question est plantée comme un clou dans ma cervelle. Ma fille voit sans cesse combien, vieillard, homme illustre que je suis, je souffre et rougis de devoir de l’argent à mon valet de chambre ; elle voit combien le souci des dettes criardes m’oblige souvent à quitter mon travail et à rôder pensif de chambre en chambre pendant des heures ; pourquoi donc n’est-elle jamais venue me trouver à l’insu de sa mère, et n’a-t-elle pas chuchoté : « Père, voici ma montre, mes bracelets, mes boucles d’oreilles, mes robes ; engage tout cela, il te faut de l’argent. » Pourquoi, voyant combien sa mère et moi, esclaves d’un faux sentiment, nous nous efforçons de cacher à autrui notre pauvreté ; pourquoi ne se refuse-t-elle pas le coûteux plaisir de s’occuper de musique ? Je n’aurais, Dieu m’en garde, accepté ni sa montre, ni ses bracelets, ni ses sacrifices ; ce n’est pas ce dont j’ai besoin…

Je me souviens fort à propos de mon fils, l’officier de Varsovie. C’est un garçon d’esprit, honnête et sobre ; mais ce n’est pas non plus ce qu’il me faudrait. Je pense que si j’avais un vieux père et savais qu’il est des minutes où il a honte de sa pauvreté, je laisserais à d’autres le métier d’officier et me louerais comme manœuvre. De pareilles pensées sur mes enfants m’empoisonnent. À quoi riment-elles ? Seul un homme étroit et aigri peut dissimuler en soi un mauvais sentiment contre des gens ordinaires, parce qu’ils ne sont pas des héros. Mais assez là-dessus…

À dix heures moins le quart, il me faut aller faire un cours à mes jeunes élèves chéris. Je m’habille et parcours un trajet qui m’est connu depuis trente ans et a pour moi son histoire. Voici la grande maison grise avec la pharmacie. Il y avait là, dans le temps, une petite maison avec un débit de bière où je ruminais ma thèse et écrivis ma première lettre d’amour à Vâria. Je l’écrivis au crayon sur une feuille portant l’en-tête : Historia morbi{1}. Voici l’épicerie que tenait dans le temps un juif qui me vendait des cigarettes à crédit, et, après, ce fut une grosse femme qui aimait les étudiants parce que « chacun d’eux a une mère ». Maintenant, c’est un marchand roux, homme indifférent à tout, qui fait son thé dans une théière de cuivre. Et voici la porte sombre, depuis longtemps non rafraîchie, de l’Université. Voici, dans sa peau de mouton, le dvornik qui s’ennuie et les balais, les tas de neige… Sur un garçon fraîchement débarqué de province, et s’imaginant que le temple de la science est véritablement un temple, cette porte de l’Université ne peut pas produire une bonne impression. En général, la vétusté des locaux universitaires, l’obscurité des corridors, la lèpre des murailles, le manque de lumière, le triste aspect des escaliers, des portemanteaux et des bancs, tout cela entre pour quelque chose dans la formation du pessimisme russe… Voici aussi notre jardin. Depuis l’époque où j’étais étudiant, il n’a changé, me paraît-il, ni en mieux ni en pire ; je ne l’aime pas. Il serait préférable qu’à la place de ces tilleuls phtisiques, de ces acacias, et de ce lilas maigre et tordu, il y eût de grands pins et de beaux chênes. L’étudiant, dont la disposition d’esprit est déterminée le plus souvent par ce qui l’entoure, ne doit voir, là où il s’instruit, que des choses élevées, fortes ou belles. Dieu le préserve des arbres maigres, des fenêtres brisées, des murailles grises et des portes capitonnées de toile cirée en lambeaux…