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Dès que j’arrive à ma porte elle s’ouvre, et l’huissier Nicolas, mon contemporain, mon collègue et mon homonyme, me reçoit et me fait entrer ; il se racle la gorge et dit :

– Il gèle, Excellence !

Ou, quand ma pelisse est mouillée :

– Il pleut, Excellence !

Ensuite, il s’élance devant moi et ouvre toutes les portes. Dans mon cabinet, il m’enlève soigneusement ma pelisse et s’empresse de me communiquer quelque nouvelle universitaire. Grâce à l’étroite franc-maçonnerie qui existe entre tous les suisses et les garçons de l’Université, il sait ce qui se passe dans les quatre Facultés, au secrétariat, dans le cabinet du recteur, à la bibliothèque.

Que ne sait-il pas ? Quand l’événement du jour est, par exemple, la retraite du recteur ou du doyen, je l’entends souvent nommer les candidats aux jeunes employés et leur expliquer que le ministre ne validera pas celui-ci, que tel autre refusera. Ensuite, il se lance dans des détails fantastiques sur des papiers mystérieux, reçus au secrétariat, sur une conversation secrète entre le ministre et le curateur de l’Université, etc. Hormis ces détails, il est presque toujours véridique en tout. Les caractéristiques qu’il fait de chaque candidat sont originales, mais justes. Si vous voulez savoir quelle année un tel a soutenu sa thèse, est entré au service, a pris sa retraite ou est mort, appelez à votre aide l’énorme mémoire de cet ex-militaire, et, non seulement il vous dira l’année, le mois et la date, mais il vous fournira des détails qui accompagnèrent telle ou telle circonstance. Ainsi peut se souvenir celui seul qui aime.

Il est le conservateur des traditions. De ses prédécesseurs, il a hérité beaucoup de légendes de la vie universitaire. Il en a ajouté beaucoup de son cru, acquises dans sa pratique, et, si vous le voulez, il vous racontera de nombreuses histoires, longues ou courtes. Il peut vous parler de savants extraordinaires, qui savaient tout, de remarquables travailleurs qui ne dormaient pas des semaines entières et de nombreux martyrs ou victimes de la science. Chez lui, le bien triomphe du mal ; le faible vainc toujours le fort, le sage l’imbécile, le modeste le fier, le jeune le vieux… Il n’est pas besoin de prendre toutes ses légendes et fantaisies pour argent comptant, mais passez-les au filtre, il en restera ce qu’il faut : de bonnes traditions de chez nous et des noms de véritables héros, reconnus de tous.

Les données sur le monde savant se résument, dans la société, en anecdotes, sur l’extraordinaire distraction de quelques vieux professeurs, et en deux ou trois bons mots attribués à Gruber, à moi ou à Baboûkhine. Pour la société instruite, c’est peu. Si cette société aimait la science, les savants et les étudiants de la même manière que Nicolas les aime, sa bibliothèque compterait depuis longtemps sur elle et sur eux de longues épopées, des légendes et des vies, que, malheureusement, elle n’a pas aujourd’hui.

En m’apprenant une nouvelle, Nicolas prend une expression sévère, et une longue conversation commence entre nous. Si, à ce moment, un tiers entendait avec quelle aisance Nicolas manie la terminologie savante, il pourrait penser que c’est un savant habillé en huissier. Pour le dire en passant, les bruits répandus sur les huissiers de facultés sont très exagérés. Nicolas connaît, en vérité, plus de cent appellations latines ; il sait remonter un squelette, faire au besoin des préparations, faire rire les étudiants au moyen de quelque longue citation savante, mais, par exemple, la théorie si simple de la circulation du sang reste pour lui aussi obscure qu’il y a vingt ans.

Profondément courbé sur un livre ou sur une préparation, je trouve, à la table de mon cabinet, mon prosecteur Piôtre Ignâtiévitch, garçon de trente-cinq ans, appliqué, mais sans talent, déjà chauve et ventru. Il travaille du matin au soir, lit énormément, se souvient parfaitement de tout ce qu’il lit, et, à ce point de vue, ce n’est pas un homme, mais un trésor. Pour le reste, cependant, c’est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brute savante. Ce qui le différencie d’un homme de talent, est son horizon étroit et brusquement délimité par sa spécialité, hors de laquelle il est naïf comme un enfant. Je me rappelle qu’un matin, en entrant dans mon cabinet, je dis :

– Figurez-vous quel malheur ! On dit que Skobélèv est mort.

Nicolas se signa et Piôtre Ignâtiévitch se tourna vers moi et demanda :

– Qui est-ce, Skobélèv ?

Une autre fois, un peu auparavant, je lui avais annoncé la mort du peintre Pérov. Le très cher Piôtre Ignâtiévitch me demanda :

– Sur quoi faisait-il son cours ?

Il semble que si la Patti{2} chantait à son oreille, que si des hordes de Chinois envahissaient la Russie, que si un tremblement de terre se produisait, il ne bougerait pas, et, de son œil cligné, regarderait le plus tranquillement du monde dans son microscope. En un mot, Hécube{3} ne lui est rien. J’aurais cher payé pour voir comment cet homme, sec comme un biscuit, dort avec sa femme.

Autre trait : sa foi fantastique dans l’infaillibilité de la science et principalement dans tout ce qu’écrivent les Allemands. Il croit en lui, en ses préparations, il sait le but de la vie et ignore absolument les doutes et les désenchantements qui font blanchir les cheveux des hommes de talent. Adoration secrète des autorités, et manque du besoin de penser de façon indépendante. Il est difficile de le dissuader de quelque chose. Discuter avec lui est impossible. Allez discuter avec un homme profondément convaincu que la science la plus belle est la médecine, que les meilleurs hommes sont les médecins et que la meilleure tradition est la tradition médicale. De l’ennuyeux passé médical, il ne s’est conservé qu’une tradition : la cravate blanche que portent encore les docteurs. Un savant ou un homme cultivé ne peut concevoir qu’une tradition pour toute l’Université sans subdivisions en médicale, juridique, ou autre ; mais Piôtre Ignâtiévitch conviendra difficilement de cela, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au jugement dernier.

Son avenir est pour moi des plus clairs. Il fera, toute sa vie, plusieurs centaines de préparations d’une propreté extraordinaire ; il écrira beaucoup de traités, convenables et secs ; il fera des dizaines de consciencieuses traductions, mais il n’inventera aucune poudre. Pour inventer la poudre, il faut de la fantaisie, de l’invention, de la divination : il n’y a rien de semblable chez Piôtre Ignâtiévitch ; bref, ce n’est pas un patron dans la science : c’est un ouvrier.

Moi, Piôtre Ignâtiévitch et Nicolas, nous parlons à demi-voix. Nous sommes un peu inquiets. On ressent quelque chose de particulier, quand, derrière la porte, bruit la mer de l’auditoire. Au bout de trente années, je ne suis pas encore fait à ce sentiment ; je l’éprouve chaque matin. Je boutonne nerveusement ma redingote ; je pose à Nicolas des questions inutiles ; je m’irrite. Cela ressemble à de la poltronnerie, mais ce n’en est pas ; c’est autre chose que je ne suis en état ni de nommer ni de décrire.

Sans aucune nécessité, je regarde ma montre et je dis :

– Allons, il faut entrer.