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Et nous entrons majestueusement dans cet ordre ; d’abord Nicolas, portant les préparations ou un atlas anatomique, ensuite moi. Derrière moi, baissant modestement la tête, entre le cheval de trait. Ou bien, selon le besoin, si l’on porte un cadavre sur une civière, Nicolas vient après le cadavre, et nous ensuite. À mon apparition les étudiants se lèvent, puis s’asseyent, et le bruit de la mer s’apaise subitement ; le calme s’établit.

Je sais quel est mon sujet, mais j’ignore comment je vais le traiter, par quoi je commencerai et finirai. Je n’ai pas en tête une seule phrase préparée. Mais il me suffit de regarder l’auditoire sur les gradins de l’amphithéâtre et de prononcer la phrase stéréotypée : « La dernière fois, nous nous sommes arrêtés à… » pour que des phrases sortent en longue file de mon âme, – et ça marche.

Je parle extrêmement vite, passionnément, et il me semble qu’aucune force ne saurait interrompre le fil de mon discours. Pour bien faire un cours, ne pas ennuyer l’auditoire et l’instruire, il faut avoir, outre le talent, de l’habileté et de l’expérience ; il faut une nette représentation de ses forces, de ceux à qui on parle et de ce qui fait l’objet de votre leçon ; en outre, il faut être astucieux, s’observer d’un œil vigilant et ne pas perdre une seconde l’objet qu’on a en vue.

Un bon chef d’orchestre, traduisant la pensée des compositeurs, fait vingt choses à la fois. Il lit la partition, agite son bâton, suit les chanteurs, fait un signe soit au tambour, soit au cor de chasse, etc. ; moi, de même, quand je fais mon cours.

J’ai devant moi cent cinquante êtres différents les uns des autres et trois cents yeux qui me regardent. Mon but est de vaincre cette hydre à têtes multiples. Si j’ai à chaque minute, quand je parle, une représentation nette du degré de son attention et de la force de son entendement, elle est en mon pouvoir. Un autre obstacle réside en moi : c’est l’infinie diversité des formes, des phénomènes et des lois, et la multitude d’idées étrangères qu’elles conditionnent. Dans cette formidable matière, je dois avoir à chaque minute l’adresse de saisir le principal et le nécessaire, et, aussi vite que je parle, envelopper ma pensée dans une forme appropriée à l’entendement de l’hydre, et qui ranime son attention. Il faut, pour cela, veiller attentivement à ce que les pensées ne s’épanchent pas selon l’ordre de leur accumulation, mais dans un ordre nécessaire à la composition du tableau que je veux dessiner. Je tâche encore que mon discours soit littéraire, ma phrase jolie et le plus simple possible, mes définitions courtes et fines. Je dois me retenir à chaque instant, me borner et me rappeler que je ne dispose que d’une heure et quarante minutes. En un mot, beaucoup de travail. Il faut, tout en même temps, se montrer savant, pédagogue, orateur, et c’est une chose fâcheuse si l’orateur prime le pédagogue ou le savant, ou vice versa.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure, on s’aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond ou Piôtre Ignâtiévitch. L’un cherche son mouchoir, un autre s’assied plus commodément, un troisième sourit à ses pensées… C’est que l’attention se fatigue. Il faut prendre des mesures en conséquence. Je profite de la première occasion venue et lance un calembour. Les cent cinquante étudiants sourient largement, leurs yeux brillent joyeusement ; le bruit de la mer s’entend une minute… Moi aussi je souris. L’attention s’est rafraîchie, je puis continuer.

Aucun sport, aucune distraction et aucun jeu ne m’ont jamais apporté autant de jouissance que le plaisir de faire un cours. À mes cours seulement, je puis me donner tout à ma passion, et j’ai compris que l’inspiration n’est pas une vaine invention des poètes ; elle existe réellement. Et je pense qu’Hercule, après le plus piquant de ses travaux, ne ressentit pas un anéantissement plus doux que moi après chacun de mes cours.

Cela était ainsi jadis.

Mais, à présent, je ne ressens à mes cours que tourment. Il ne se passe pas une demi-heure que je ne commence à éprouver une invincible faiblesse dans les jambes et dans la poitrine. Je m’assieds dans mon fauteuil, mais je ne suis pas habitué à parler assis. Au bout d’une minute, je me lève, et continue à parler debout, puis je me rassieds. Ma bouche est sèche, ma voix s’enroue, ma tête tourne… Pour cacher mon état à mes auditeurs, je bois de l’eau à tout instant, je tousse, je me mouche fréquemment, comme si j’étais enrhumé ; je fais à contretemps des calembours. Et enfin j’annonce l’interruption plus vite qu’il ne faut. Mais, surtout, j’ai honte.

Ma conscience et mon esprit me disent que le mieux serait de faire à mes jeunes gens une leçon d’adieu, leur dire un dernier mot cordial, leur donner ma bénédiction et céder la place à un homme plus jeune et plus fort que moi. Mais, Dieu me juge ! je n’ai pas assez de courage pour agir selon ma conscience.

Par malheur, je ne suis ni philosophe ni théologien. Je sais très bien que je ne vivrai pas plus de six mois ; il semblerait donc que les questions des ténèbres funèbres et des visions qui hanteront mon sommeil sépulcral devraient m’occuper avant tout. Mais, je ne sais pourquoi, mon âme ne veut pas s’occuper de ces questions-là, bien que mon esprit en reconnaisse toute l’importance. Maintenant, en face de la mort, comme il y a vingt ou trente ans, la science seule m’intéresse. En rendant le dernier soupir, je continuerai à croire que la science est ce qu’il y a d’essentiel, de plus beau et de plus nécessaire dans la vie de l’homme, qu’elle a toujours été et sera la plus haute manifestation d’amour, et que, par elle seule, l’homme vaincra la nature et lui-même. Cette foi est peut-être naïve et mal fondée, mais est-ce ma faute si je crois ainsi et non autrement ? Je ne puis vaincre en moi cette foi.

Mais là n’est pas la question. Je demande seulement que l’on condescende à ma faiblesse et que l’on comprenne qu’éloigner de sa chaire et de ses élèves un homme que les fonctions de la moelle épinière intéressent plus que le but final du monde équivaudrait à le prendre et à le clouer vivant dans la bière, sans attendre qu’il soit mort.

Quelque chose d’étrange résulte de mon insomnie, de ma honte et de ma lutte acharnée contre la faiblesse qui s’accroît. Au milieu de mon cours, des larmes me montent tout à coup à la gorge, les yeux commencent à me piquer, et j’éprouve un désir passionné, hystérique, de tendre les bras à mon auditoire et de me plaindre à haute voix. J’ai envie de crier que le destin m’a condamné, moi, homme célèbre, à la peine de mort, que dans quelque six mois un autre que moi sera maître dans cet amphithéâtre. Je veux crier que je suis empoisonné. De nouvelles pensées que je ne connaissais pas gâtent les derniers jours de ma vie et continuent, à la façon de moustiques, à piquer mon cerveau. En ce moment-là, ma situation me paraît si effroyable que je voudrais que tous mes auditeurs en fussent effrayés, se levassent, et, avec une terreur panique, se précipitassent avec des cris désespérés vers la sortie. Il n’est pas aisé de vivre de pareilles minutes.

II

Après mon cours, je reste chez moi à travailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare le cours suivant. Parfois j’écris quelque chose. Je travaille avec interruption, car il me faut recevoir des visiteurs.

On sonne. C’est un de mes collègues venu pour affaires. Il entre avec son chapeau et sa canne, me salue en les tenant, et dit :

– Je ne viens que pour une minute. Restez assis, collègue, je n’ai que deux mots à vous dire.

Nous nous efforçons de nous démontrer avant tout que nous sommes tous les deux extraordinairement polis et très contents de nous voir. Je le fais asseoir dans un fauteuil, et il me fait asseoir, puis nous nous passons l’un l’autre la main sur la taille, touchons nos boutons, et on dirait que nous nous tâtons l’un l’autre, craignant de nous brûler. Nous rions tous les deux, bien que nous ne disions rien de risible. Assis, nous nous penchons l’un vers l’autre et nous mettons à causer à mi-voix. Aussi peu cordialement soyons-nous disposés l’un pour l’autre, nous ne manquons pas de dorer nos paroles de toute sorte de chinoiseries, comme : « Vous avez daigné justement remarquer », ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire. » Et nous ne pouvons faire que de rire si l’un de nous risque un jeu de mots, même mal venu. Ayant fini de parler de son affaire, mon collègue se lève précipitamment, et remuant son chapeau en montrant mon travail, commence à prendre congé. Nous nous tapotons à nouveau l’un l’autre, et nous rions. Je l’accompagne dans l’antichambre. J’aide mon collègue à mettre sa pelisse, mais il se défend vivement de ce grand honneur. Ensuite, quand Iégor lui ouvre la porte, il m’assure que je vais m’enrhumer, et moi je fais mine que je suis prêt à l’accompagner jusque dans la rue. Et lorsqu’enfin je rentre dans mon cabinet, mon visage continue encore à sourire, sans doute par force acquise. Peu après, nouveau coup de sonnette. Quelqu’un entre dans l’antichambre, quitte longuement son manteau et tousse : Iégor m’annonce un étudiant. Je dis de le faire entrer. Une minute après m’arrive un jeune homme d’agréable tournure. Il y a déjà un an que nous sommes, lui et moi, en relations tendues. Il me répond de façon très faible aux examens et je lui mets des un. De ces gaillards que, dans la langue d’école, je retape ou fais sécher, il en vient par an sept chez moi. Ceux d’entre eux qui échouent par incapacité ou par maladie portent ordinairement leur croix avec patience et ne barguignent pas. Ne barguignent et ne viennent me trouver que les sanguins, les jeunes gens d’une nature généreuse, auxquels l’échec gâte l’appétit et qu’il empêche de suivre régulièrement l’Opéra. Pour les premiers, je suis gentil. Les seconds, je les traque toute l’année.