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– Asseyez-vous, dis-je à mon hôte. Qu’avez-vous à me dire ?

– Excusez-moi, professeur, de vous déranger, commence-t-il en bégayant et sans me regarder. Je ne me serais pas permis de vous déranger si je… Voilà déjà cinq fois que je passe mon examen avec vous et j’échoue. Ayez, je vous prie, la bonté de me mettre une note satisfaisante, parce que…

L’argument que les paresseux emploient est toujours le même ; ils ont magnifiquement passé en toute matière et n’ont échoué qu’avec moi, ce qui est d’autant plus surprenant qu’ils ont toujours beaucoup travaillé et connaissent à fond la partie que j’enseigne. Ils ont échoué par suite de quelque incompréhensible malentendu…

– Excusez-moi, mon ami, dis-je à l’étudiant, de ne pouvoir pas vous mettre une note satisfaisante. Relisez vos cours et revenez. Alors on verra…

Une pause. Il me vient l’envie de taquiner le jeune homme de ce qu’il aime plus la bière et l’opéra que la science, et je lui dis en soupirant :

– Le mieux que vous puissiez faire est, selon moi, d’abandonner complètement la Faculté de médecine. Si, avec vos capacités, vous ne pouvez pas passer votre examen, c’est, évidemment, que vous n’avez ni le désir ni la vocation d’être médecin.

Le visage du jeune homme s’allonge.

– Pardon, professeur, dit-il en souriant, ce serait de ma part au moins singulier. Avoir travaillé cinq ans, et… partir brusquement.

– Oui, croyez-moi ! Mieux vaut avoir perdu cinq ans que de faire ensuite toute sa vie une chose que l’on n’aime pas.

Mais, tout de suite, j’ai pitié de lui, et je m’empresse de dire :

– Au reste, à votre idée. Travaillez encore un peu et revenez.

– Quand ? demande sourdement le paresseux.

– Quand vous voudrez, même demain, si vous êtes prêt.

Et dans ses bons yeux, je lis : « Revenir je le puis, mais, animal, tu m’ajourneras encore. »

– Certes, lui dis-je, vous ne serez pas plus savant si vous passez quinze fois l’examen avec moi, mais cela vous formera le caractère ; ce sera autant de gagné.

Il se fait un silence. Je me lève et j’attends que mon visiteur se retire. Et lui reste debout, regarde la fenêtre, se tortille la barbiche, et pense. Le moment est ennuyeux.

Mon sanguin a la voix agréable, pleine, des yeux spirituels, moqueurs, la figure débonnaire, un peu fripée par l’usage fréquent de la bière et de longs repos sur son divan. Il pourrait assurément me raconter beaucoup de choses intéressantes sur l’Opéra, sur ses aventures d’amour, sur ses camarades favoris ; mais, malheureusement, il n’est pas reçu de parler de cela entre nous ; je l’aurais écouté avec plaisir.

– Professeur, me dit-il, je vous donne ma parole d’honneur que, si vous me mettez une note convenable, je…

Dès qu’il parle de sa parole d’honneur, j’agite les bras et je m’assieds à mon bureau. L’étudiant réfléchit encore une minute et dit tristement :

– Alors, adieu… Excusez-moi.

– Bonjour, mon ami, portez-vous bien.

Il entre irrésolument dans l’antichambre, y prend son manteau et, revenu dans la rue, il songe sans doute encore longuement. N’ayant rien trouvé à mon adresse que « vieux diable ! », il se rend à quelque mauvais restaurant, dîne, boit de la bière, et ensuite va se coucher. Paix à toi, honnête travailleur !

Troisième coup de sonnette. Entre un jeune médecin à lunettes d’or, avec des gants neufs, noirs, et l’inévitable cravate blanche. Il se présente. Je le prie de s’asseoir et lui demande ce qu’il veut. Le jeune prêtre de la science se met à me dire, non sans émotion, qu’il a subi cette année l’examen de doctorat et qu’il ne lui reste à faire que sa thèse. Il voudrait y travailler chez moi, sous ma direction ; je l’obligerais beaucoup si je lui donnais un sujet.

– Très heureux de vous être utile, collègue, lui dis-je, mais auparavant entendons-nous bien sur ce qu’est une thèse. Il est convenu d’entendre sous ce mot une production individuelle, n’est-ce pas ? Or, une œuvre écrite sur un thème fourni par une autre personne, et sous la direction d’autrui, porte un autre nom.

Le presque-docteur se tait. Je m’échauffe et je me lève.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez de moi, lui crié-je fâché. Est-ce que je tiens une boutique ? Je ne fais pas commerce de sujets de thèse. Pour la mille et unième fois, je vous prie tous de me laisser en paix ! Pardonnez ma brutalité, mais, à la fin, ça m’ennuie !

Le presque-docteur se tait et une légère rougeur perce autour de ses pommettes. Sa figure exprime une profonde estime pour mon illustre nom et pour ma science, mais je vois à ses yeux qu’il méprise et ma voix et ma piètre tournure et ma gesticulation nerveuse. Dans ma colère, je lui parais un peu toqué.

– Je ne tiens pas boutique ! répété-je. Quelle chose étonnante : ne vouloir pas être indépendant ! Pourquoi la liberté vous est-elle si insupportable ?

Je parle beaucoup, et il se tait toujours. À la fin, je m’apaise peu à peu et me rends. Le candidat docteur reçoit de moi un sujet de pacotille ; il écrira sous ma direction une thèse inutile, la soutiendra avec mérite et recevra un grade universitaire qui ne le changera pas.

Les coups de sonnette peuvent se succéder indéfiniment, je n’en mentionnerai ici que quatre. Le quatrième retentit et j’entends des pas connus, le froissement d’une robe et une voix chère…

Il y a dix-huit ans mourut, laissant une fille de sept ans appelée Kâtia, et une fortune de soixante mille roubles, un oculiste, professeur comme moi. Il me désignait dans son testament comme le tuteur de l’enfant. Kâtia, jusqu’à dix ans, vécut dans ma famille, puis elle entra à l’institut des demoiselles et ne vint plus chez moi qu’en été, pendant les vacances. Je n’avais pas le temps de m’occuper de son éducation. Je ne pus l’observer que par intervalles. Aussi ne puis-je dire que fort peu de choses de son enfance.