– Non, attendez un moment! supplia Kennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger! Vouloir connaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte à plusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme qui publie ses bonnes fortunes? comme le plus beau salaud du monde.
– Naturellement! approuva l’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet une indiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cet homme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que tout Rome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort que vous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant. Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonne nuit.
– Attendez! Attendez un peu!…
Kennedy posa une main sur le bras de Burger et ajouta:
– Cette affaire de catacombes m’excite beaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement! Vous ne voudriez pas me poser une autre question en échange?… Une question moins excentrique?
– Non, pas du tout! répondit Burger en suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé; n’en parlons plus! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droit de vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait le même droit! Donc encore une fois bonne nuit, mon cher Kennedy.
L’Anglais regarda Burger traverser la pièce. L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôte le rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figure devant l’inévitable.
– Arrêtez, mon vieux! Je vous trouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine qua non, il faut bien que je me soumette à vos conditions, n’est-ce pas? Je déteste parler d’une femme; néanmoins vous avez raison: tout Rome est au courant, et je ne crois pas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà. Qu’est-ce que vous désirez savoir?
L’Allemand revint lentement près du poêle, posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.
– Puis-je avoir un autre cigare? demanda-t-il. Merci beaucoup! Je ne fume jamais quand je travaille, mais je profite davantage d’une conversation quand je suis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeune demoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elle devenue?
– Elle est dans sa famille.
– Tiens, tiens! En Angleterre?
– Oui.
– Dans quelle partie de l’Angleterre? À Londres?
– Non, à Twickenham.
– Pardonnez à ma curiosité, mon cher Kennedy! Inscrivez-la au compte de mon ignorance du monde. Sans doute est-il courant de persuader une jeune fille de partir avec vous pendant trois semaines, et de la restituer ensuite à sa famille à… Comment avez-vous appelé l’endroit?
– Twickenham.
– C’est cela: Twickenham. Mais il s’agit là de choses absolument neuves pour moi, et je suis incapable de me représenter comment vous avez agi. Voyons, si vous aviez aimé cette jeune fille, votre amour ne se serait pas évaporé en trois semaines: je déduis donc que vous ne l’aimiez pas du tout. Mais si vous ne l’aimiez pas, à quoi bon ce grand scandale qui vous a fait un peu de mal, et à elle beaucoup?
Kennedy fixa maussadement l’œil rouge du poêle.
– C’est sûrement une manière logique de résumer l’affaire. L’amour est un grand mot, qui interprète d’innombrables nuances de sentiment. Je l’aimais, et… Au fait, vous dites l’avoir vue. Donc vous connaissez son charme. Mais toutefois, avec le recul, j’incline à penser que je ne l’ai jamais réellement aimée.
– Alors, mon cher Kennedy, pourquoi avoir agi ainsi?
– Par passion de l’aventure, je pense…
– Comment! Vous avez un tel goût pour les aventures?
– Sans aventures, où serait la diversité de la vie? J’ai commencé à m’intéresser à elle en vue d’une aventure. J’ai chassé toute sorte de gibier, mais aucun gibier ne vaut les jolies femmes. Ajoutez à cela l’aiguillon de la difficulté, car elle était l’amie de Lady Emily Rood et il était quasi-impossible de la voir en particulier. Mais surtout, entre tous les obstacles qui m’ont passionné, voici celui qui m’a décidé: tout au début de nos relations, j’ai appris de sa bouche qu’elle était fiancée.
– Mein Gott! À qui?
– Elle n’a prononcé aucun nom.
– Je crois que tout le monde l’ignore! Ainsi c’est ce détail qui, pour vous, a corsé l’aventure?
– Une épice, comprenez-vous?
– Oh, croyez·moi: je suis très ignorant de ces choses-là!
– Mon cher ami, la pomme que vous dérobiez sur le pommier du voisin n’était-elle pas toujours plus savoureuse que celle qui tombait de votre arbre?… J’ai ensuite découvert que je ne lui étais pas indifférent.
– Quoi!… Tout de suite?
– Oh non! Au bout de trois mois d’un siège abondamment pourvu de sapes et de mines… Mais en fin de compte je l’ai séduite. Elle a compris que, séparé judiciairement de ma femme, j’étais dans l’impossibilité de conclure normalement les choses. Mais néanmoins elle est venue avec moi, et nous avons passé quelques jours délicieux.
– Et… l’autre homme? demanda Burger. Kennedy haussa les épaules.
– Nous nous trouvons en face, je crois, de la survivance du plus apte. Si l’autre avait été le plus fort de nous deux, elle ne l’aurait pas abandonné. Maintenant parlons d’autre chose; j’en ai par-dessus la tête de cette histoire!
– Seulement une autre question. Comment vous êtes-vous débarrassé d’elle en trois semaines?
– Hé bien, nous avions un peu tous les deux étanché notre soif, comprenez-vous? Elle refusait obstinément de revenir à Rome où elle se serait trouvée dans l’obligation d’affronter les gens qu’elle y avait connus. Or, bien sûr, Rome m’était indispensable, et déjà j’avais la nostalgie de mon travail. C’était une première cause normale de rupture. Par ailleurs son vieux père est arrivé inopinément à l’hôtel, et il nous a fait une scène… Bref, l’affaire a pris un tour tellement déplaisant que vraiment, bien qu’elle m’ait terriblement manqué quelque temps, j’ai été ravi de me libérer. À présent je me fie à vous pour ne rien répéter de ce que je vous ai dit!
– Mon cher Kennedy, jamais je ne m’aviserais de le faire! Mais tout ce que vous m’avez raconté m’a vivement intéressé, car me voilà éclairé sur votre façon de considérer la vie. Elle diffère totalement de la mienne, puisque j’ai vu si peu de choses… Et maintenant, vous désirez que je vous mette au courant de mes nouvelles catacombes? Il est inutile que vous vous efforciez de me les faire décrire; vous ne les trouveriez jamais par une simple description. La seule chose à faire serait que je vous y mène.
– Merveilleux!
– Quand voudriez-vous y aller?
– Le plus tôt sera le mieux. Je suis très impatient…
– Le fait est que la nuit est très belle, bien qu’un peu fraîche. Voulez-vous que nous partions dans une heure? Prenons toutes nos précautions pour ne pas être suivis. Si quelqu’un nous voit partir en chasse ensemble, il flairera immédiatement une affaire nouvelle.
– D’accord pour un maximum de précautions, répondit Kennedy. Est-ce loin?
– Plusieurs kilomètres.